À l'occasion de l'Amsterdam Dance Event, Minorités est allé interroger les experts, les DJs, les musiciens et les mélomanes. On a beaucoup parlé de technique, de téléchargements et de droits nouveaux, mais la question qui taraude tout le monde est: quel est le futur de la musique. Si elle n'a jamais été aussi omniprésente, cela fait plusieurs décennies qu'elles n'a jamais aussi peu aidé ses auteurs à vivre.
La musique c'est magique. On est bien ensemble quand elle est belle. On danse dessus, on baise dessus, on l'échange, on en parle sans fin... Surtout, la musique semble réussir là où la société a raté: les Noirs y sont libres et riches, les femmes belles et indépendantes, les gays s'amusent et ont la vie facile, et même les pauvres ont une chance de devenir riche. Mais la magie est en train de laisser la place à une sorte de chaos étrange que personne ne semble comprendre. État des lieux...
Un changement technologique
Un problème auquel pour l'instant personne n'a de solution est dû à une révolution technologique plus ou moins due à Steve Jobs, le gourou d'Apple. Il est en effet le premier à avoir compris qu'une révolution était en train d'avoir lieu avec la virtualisation de la musique: dès qu'on a un accès internet, un ordinateur et un iPod, plus besoin d'accumuler les CD ou des vinyles. Tout est stocké sur des serveurs en ligne et l'information peut être copiée quasiment gratuitement sur votre ordinateur, votre iPod et désormais presque n'importe quel appareil avec des hauts-parleurs ou une prise pour casque, et à l'infini.
L'industrie de la musique avait basé son modèle économique sur la rareté de l'objet. Il fallait des ressources matérielles et logistiques pour presser des disques et les distribuer au peuple dans des magasins spécialisés. Maintenant qu'un fichier musical est reproductible et distribuable à l'infini pour un prix proche de zéro, quel intérêt peut avoir une industrie chargée de la production et de la distribution d'objets qui peuvent désormais l'être gratuitement?
La fonction de recommandation
Dans le système industriel qui a été à son apogée dans les années 1990, les maisons de disques qui avaient créé leur légitimité sur un savoir faire technique (en gros, presser et distribuer des disques) et sur une fonction de prescription (un rapport étroit et très trouble entre clubs, radios, télévisions, magasins de disques et lieux branchés) se sont vautrées dans l'argent facile. L'assistante de l'assistant de la maquilleuse de Madonna arrivait en Jaguar et avait une secrétaire. On célébrait la sortie du dernier album de Michael en Concorde et backstage tous les abus étaient permis tant l'argent coulait à flot. Drogue, sexe, caprices de star et lifestyle de folie allaient de pair avec cet oligopole.
Le problème est que les DJs, ceux qui se sont forgés un nom sur leur faculté à sélectionner la bonne musique pour les masses, sont devenus des outils de promotion mercantile. Au point que le terme désigne désormais soit un pousse-disque qui parle vite et bêtement sur une radio avec une voix beaucoup trop compressée, ou une semi-star qui lève les bras dans des stades en promouvant un programme radio, une ligne de vêtements et d'autres grand-messes dans des stades.
Si ces gens là n'ont plus un rôle ni de distribution, ni de sélection de la substantifique moelle pour les masses, à quoi servent-ils?
Une production de moins en moins chère
Outre l'effondrement du prix de la distribution de la musique, le coût de sa production a aussi fortement baissé. Franchement, entre une production à un million de dollars de certaines stars et les albums faits à la maison de quelques artistes inspirés, il n'y a aucune baisse de qualité. Pour produire un disque, il suffit d'un ordinateur, de quelques programmes facilement piratables, éventuellement d'un bon microphone et de quelques câbles. Le coût de production n'est pas financier ou matériel, il est humain: pour faire de la bonne musique il faut des artistes inspirés qui y travaillent dur.
Mais il n'est pas besoin d'une maison de disques avec des budgets faramineux pour sortir des sons agréables, quel que soit le genre choisi (à part le classique peut-être, et encore...). Donc le coût de la musique n'est plus matériel, il est purement humain: à combien estimez vous les longues années d'apprentissage, l'écoute attentive de milliers et de milliers de chansons pour se former une culture musicale et les mois de travail d'un artiste derrière son Mac que représentent une nouvelle chanson réussie? Rien du tout, cent euros, mille euros, un million, dix millions?
Si vous êtes noir ou indien, vos années de travail valent-elles autant que celles de Carla? Si vous êtes jeune et beau, votre jeunesse et vos avantages génétiques compensent-ils l'expérience et doivent-ils être estimés au même prix que quelqu'un qui bidouille ses claviers depuis 40 ans?
Quand vous payez 99 centimes une chanson, pourquoi celui qui a passé tellement de temps et d'efforts ne touche finalement que quelques centimes? Qu'est-ce qui justifie que ce soit une maison de disques qui ne fait plus son travail qui s'enrichisse le plus?
On parle de piraterie, de téléchargements illégaux, du futur de la musique, des souffrances de l'industrie, mais je n'entend personne m'expliquer exactement comment les artistes, ceux qui sont à la source de ces chansons qui vous font vibrer ou danser, seront ceux qui seront récompensés par le raccourcissement de la chaîne entre l'artiste et son public. Est-ce vraiment normal qu'on parle de chance alors qu'on vit dans le mythe d'une société méritocratique?
La diversité
Par ailleurs, pourquoi les minorités sont-elles tellement présentes en amont, dans la fabrication des sons, des grooves ou des tubes, et que finalement ce sont des hommes blancs hétérosexuels que j'ai vu parler argent à l'Amsterdam Dance Event. Où sont les businessmen noirs, où sont les femmes qu'on entend chanter sur toutes ces chansons, où sont ces folles qui nous pondent des disques si tristes et plein d'énergie en même temps?
Beaucoup de DJs m'ont parlé de leurs tentative de booker des sets, de se mettre à produire des concerts, car le peu d'argent qui est gagné avec leur musique va à leur maison de disques. Mais ce n'est pas évident pour tout le monde: pour faire un bon disque, il faut aussi ne pas s'épuiser à jouer des disques la nuit loin de chez soi. Et puis faire des concerts, c'est aussi une charge financière qui n'est pas toujours rentable, loin de là. Quand on a fini de payer pour le matériel et les musiciens, il ne reste pas grand chose.
La ruée vers l'or
Mon impression de l'ADE, c'était la ruée vers l'or: « il y a plein d'argent à faire, et devenir DJ est le futur ». Sauf que dans l'histoire ceux qui en vivent le mieux sont comme ceux qui vendaient des pelles aux chercheurs d'or: Apple qui vend iTunes et ses lecteurs de musique, encore Apple qui vend du matériel pour produire les chansons du moment, une armée d'agents et d'avocats est là pour faire valoir vos droits, et encore plus d'intermédiaires en tout genre sont prêts à optimiser votre carrière pour qui a suffisamment d'euros ou de dollars.
Je ne veux pas jouer au marxiste matérialiste lesbien, mais pourquoi seuls des hommes blancs hétérosexuels (pour la plupart) de plus de 45 ans ont le pouvoir dans ce qui reste de l'industrie musicale? Pourquoi les DJs les plus ambitieux sont-ils des jeunes hommes blancs hétérosexuels (pour la plupart) avec un égo aussi énorme et un intérêt aussi peu développé pour la musique en soi?
Je pense que le futur de la musique est soit très noir, soit totalement étrange. Très noir, parce qu'il y a un risque que l'industrie recrée son monopole d'antan avec l'aide des opérateurs télécom et des États, et qu'une minorité vive d'un accès rendu compliqué à la musique. Totalement étrange, parce qui si ce système s'effondre encore, on va avoir une situation dans laquelle plein de gens vont faire de la musique gratuitement ou presque. Va-t-on se retrouver comme il y a plusieurs siècles, avec des guildes d'artistes vivant dans la famine, parfois aidés par de généreux donateurs?
Le futur de la musique est tout sauf assuré, d'une manière ou d'une autre. Je n'ai vu aucun modèle économique qui me paraisse viable à long terme, en tous cas pour les artistes, et surtout l'industrie de la musique n'a pas tenu sa promesse d'émancipation. Et ça, c'est le signe qu'elle a échoué, avant même d'être totalement morte.