the wild magnolias
Les questions européennes
Il est important de se rappeler que la plupart des ouvrages sur la musique des noirs
américains sont écrits par des blancs de la classe moyenne, dont la plupart sont des
libéraux, des radicaux et des européens. Répondant moi-même à cette description, je
trouve qu’il est historiquement compréhensible, bien que loin d’être excusable, que
nous n’en sachions que très peu à propos de l’histoire et de la culture ouest-africaine :
ce fut, après tout, nos ancêtres, pas les leurs, qui ont fait la colonisation et qui ont opéré
le commerce d’esclaves.26 Ceci dit, bien que nous soyons capable de déplorer les
actes oppressifs de nos ancêtres envers les individus différenciables de nous, d’un regard,
par la couleur plus foncée de leur peau, nous semblons demeurer étrangement
ignorants des différentes formes d’oppression en opération depuis longtemps ici en Europe.
Cette ignorance particulière nous empêche, évidemment, de faire des liens entre
l’oppression des Africains par des Européens et l’oppression des Européens par d’autres
Européens, à savoir par ceux qui profitaient le plus du commerce d’esclaves.27 Autrement
dit, nous semblons mal comprendre ou mal connaître notre propre continent et,
tandis qu’il nous semble légitime d’exprimer solidarité et sympathie pour les gens dont
nos ancêtres ont fait des esclaves, nous ne semblons pas exposer la même énergie
philanthropique envers nous-mêmes. Nous serions probablement insultés par notre
propre philanthropie et, de toute façon, qu’est-ce que cette déblatération a à voir avec
le sujet de cette lettre ouverte ?
26. Mon collègue ghanéen, Klevor Abo, réussit à me mettre dans l’embarras chaque fois qu’il citait Chaucer,
Shakespeare et les règles du cricket, tous en un anglais impeccable. Il me remémorait avec douleur le
fait que je ne parle que quelques langues européennes et que je suis absolument nul en Ewe, Ga, Ibo,
Yoruba, Hausa et Ashanti. En plus, je ne peux citer aucun de leurs grands épiques.
27. Il faut se rappeler que la grande majorité des immigrants britanniques en Virginie étaient d’origine très
modeste et que beaucoup d’entre eux ont dû vivre leurs premières années en Amérique du nord comme
des serfs. Voir aussi « Projection et compensation », ci-dessous.
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Musique européenne
Bien que la « musique blanche » soit parfois utilisée en tant que pôle opposé à la «
musique noire », la contrepartie amenée le plus souvent par les écrivains blancs à «
musique afro-américaine » est « musique européenne ». Or, la chose la plus étrange à
propos de l’utilisation de ce terme, à part sa définition aussi nébuleuse que celle de la
« musique afro-américaine », est que son sens sous-entendu coïncide avec la vision la
plus réactionnaire, élitiste, conservatrice et simpliste de la musique européenne. Ce
sens implicite du terme n’exprime franchement guère plus qu’une vision exécrablement
fausse, diffusée par une petite clique de patriarches culturels puissants, non pas de la
musique européenne proprement dite, mais d’une petite partie de plusieurs centaines
de traditions musicales européennes. Il me semble, par exemple, bizarre que plusieurs
chevaliers de la bonne cause de la « musique afro-américaine » et plusieurs champions
de l’anti-élitisme et de l’anti-autoritarisme en musique utilisent l’expression « musique
européenne » de la même façon erronée que leurs adversaires élitistes et patriarcaux.
En agissant ainsi, ils ne font pas autant référence à l’âge d’or du classicisme viennois28
qu’à ce qu’un professeur peu talentueux dans un conservatoire de quatrième catégorie
s’est fait dire de penser au sujet de ce que devrait être l’école classique de Vienne. Il
est une caricature fausse et ahistorique, bien que fort répandue, selon laquelle toute la
musique de notre continent et de ses peuples ne consiste que d’un temps carré, des
changements de tempo bien planifiés (surtout des rallentandi, rarement des accelerandi
pour je ne sais quelle raison), une périodicité teutonique en multiples constantes de
quatre, des sections de vents solennellement pétantes, des sons de cuivres fades, des
quatuors claustrophobes, des appoggiatures sucrées, des cordes sirupeuses, des solos
de pianos pompeux, des idéaux sonores d’ensemble homogènes (choral ainsi
qu’orchestral), des divas d’opéra qui hurlent leurs énoncées mélodramatiques en vibratissimo,
des chefs d’orchestre égocentriques et mégalomanes, des musiciens d’orchestre
aliénés et dépendants des caprices musicales de leurs supérieurs, un public
toujours maître de lui- même, tiré à quatre épingles, pour ne pas parler de l’aspect bizarre
soft-porno à la XVIIIe qui caractérise le peu de danse (le ballet) associée à cette
caricature d’une tradition qui, pour beaucoup de gens, ne présente aucun plaisir, aucun
éclat, aucun humour. Au contraire, c’est le Sérieux qui compte dans cette musique «
sérieuse », la Grandeur de ces Grands Maîtres, les valeurs Éternelles et, conséquemment,
l’ Ennui Total.29
On ne peut aborder ici comment une telle caricature d’une tradition musicale jadis
vivante et extrêmement populaire a pu survivre jusqu’à nos jours. Dans ce contexte, le
plus curieux est que plusieurs d’entre nous (« nous » tels que définis ci- haut), professant
être en opposition envers un tel élitisme ignorant, semblons néanmoins, en parlant
de la musique « afro-américaine », avoir opté pour une vision élitiste de la musique de
notre propre continent. C’est une vision qui non seulement fait une parodie totale de la
musique qu’elle canonise (par le seul processus de la canoniser), mais également qui
se moque des musiques proportionnellement à leur proximité dans le temps et l’espace
à la condition de notre propre prolétariat.30
28. Voir plus haut sous « Improvisation » pour plus de commentaires.
29. Hindemith, dans son A Composer’s World , pages 216-221 (1952, New York : Doubleday), présente une
excellente critique de la tradition conservatrice en éducation musicale en général, et des professeurs de
théorie musicale peu talentueux en particulier.
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Cette image distordue de la musique européenne a eu des conséquences tragiques.
Cela veut dire, par exemple, que l’on en sait presque aussi peu à propos de la musique
populaire (« folklorique ») britannique de la fin du XVIIe siècle que ce que l’on sait à propos
des musiques ouest-africaines de la même période. On ne peut donc établir aucun
portrait précis des pratiques musicale ou chorégraphique (improvisation, birythmie, accentuation,
ornementation, traitement du bourdon, harmonisations populaires de pièces
modales, timbre vocal et inflexions, etc.), ce qui nous permettrait de mieux
comprendre ce que les musiques « afro-américaines » ou « européennes » peuvent
être. Bien sûr, cela veut aussi dire que les conservatoires préfèrent souvent acheter
deux clavecins fabriqués à la main pour le prix de quatorze synthétiseurs DX7 ou d’un
studio d’enregistrement31 et que plusieurs professeurs (et même quelques élèves) rient
encore quand on propose une bourse de guitare en mémoire de Jimi Hendrix, ou une
série d’ateliers sur l’accordéon (un des instrument les plus largement répandus en Europe),
ou un cours d’ensemble Country & Western. Naturellement, en mettant de
l’avant ce genre de tabous esthétiques sur certains genres, les conservatoires conservateurs
vont ultimement commettre un harakiri culturel.32
En même temps, j’ai le coeur à parier que plusieurs blancs européens adeptes de musique
« afro-américaine », en lisant ces lignes, approuveront probablement la bourse
Jimi Hendrix mais qu’ils ressentiront moins de sympathie pour les ateliers d’accordéon
ou pour l’ensemble Country & Western. Si je gagne ce pari, cela veut dire que l’effet le
plus ironique de cette vision distordue de la musique européenne a été de perpétuer
les règles du jeu esthétisant « x est meilleur qu’y », pour que même ceux qui essaient
de battre l’ancien régime finissent par jouer le même jeu que nos rivaux, au lieu d’en
changer les règles ou d’abandonner complètement ce bizarroïde terrain de sport. Cette
débâcle intellectuelle se produit lorsque l’on parle de la tradition européenne et que l’on
entend par cela, sans le dire bien sûr, la caricature réactionnaire de la musique européenne
qui nous est présentée par des figures comme le professeur de théorie musicale
peu talentueux. En prenant cette position, non seulement on comprend mal et on
falsifie le rôle historique de la tradition musicale classique de ce continent, mais on joue
également dans les pattes de la tradition réactionnaire de l’enseignement que nous
cherchons à améliorer. En tombant dans une position anti-autoritaire mécanique, on
perpétue les idées des autorités malveillantes avec lesquelles on vit une relation de
dépendance oedipienne non-résolue : on ne reste que le fils désobéissant qui ne voit
aucune valeur en lui-même sans la présence d’un père méchant et autoritaire.33 De cette
façon, au lieu de comprendre l’interrelation des traditions des musiques populaires
(folkloriques et ultérieures) et des traditions « savantes » et au lieu de critiquer la façon
par laquelle le peuple est habituellement banni à la périphérie des grands récits cul-
30. Un prolétariat qui souffre à distance constitue généralement un objet de philanthropie beaucoup plus
convenable aux libéraux bourgeois qu’un prolétariat local. Lorsque la classe ouvrière s’approche trop ou
lorsqu’elle devient trop puissante, ses membres sont, bien sûr, moins les bienvenus dans le salon.
31. Comparaison valable en 1987. Aujourd’hui (2005), un seul clavecin de qualité vaut probablement une
cinquantaine d’ordinateurs puissants, tous équipés des logiciels audio et audiovisuels les plus avancés.
32. Genre dans le sens décrit par Franco Fabbri dans « A Theory of Musical Genres : Two Applications »,
Popular Music Persperctives : 52-81, réd. David Horn et Philip Tagg. IASPM : Göteborg and Exeter
(1982).
33. Notre-père-qui-est-à-New York? Washington? L.A? London? Oxford? Cambridge? Vienne? Frankfurt?
Wittemburg? Genève? Rome? Québec? En Ontario (le « maudit dieu anglais » des québécois)? À
l’école? À l’église? À l’université? À la télé? Dans des livres sur la « musique afro-américaine »?
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 17
turels, on se sent contraint d’adopter la définition de notre père autoritaire haï concernant
la localisation du « centre » et de ce qu’il représente. On semble être soit peu
disposé, soit aveugle ou trop paresseux pour voir que l’histoire de la musique a créé
d’autres processus, d’autres lignes de développement que ceux propagés par les institutions
conventionnelles, que ce soit un collège de musique, une maison de disques,
ou des leçons d’histoire à l’école. On peut facilement commencer à penser dans les
termes d’Adorno en nous imaginant les habitants d’un Chung Wa34 élitiste et eurocentriste
qui ne nous plaît pas du tout. Cependant, au lieu de déménager dans ce qu’on
imagine ignoramment être la « périphérie » — un Randgebiet par rapport au pouvoir
central –, on projette ses espoirs et ses frustrations sur des peuples éloignés que le
même pouvoir central avait déjà réduit en esclavage. En déviant le regard ailleurs, on
ne voit pas que ces « périphéries » (Randgebieten) dans le vieux régime, dont les symboles
dans ce discours étant Adorno et le professeur de théorie musicale de quatrième
catégorie, constituaient plutôt des centres de pouvoir. En d’autres mots, le fait que l’on
nous ait enseigné une histoire de la musique européenne à travers des livres qui
réservent deux cent pages à la quasi falsification de la musique classique européenne
et aucune page aux traditions populaires, ne doit pas logiquement nous amener à utiliser
cette étrange vision du monde musical comme point de repère dans nos réflexions
sur la musique européenne, encore moins sur celle des États-Unis, pour ne pas parler
des traditions musicales au Brésil ou au Jamaïque. De même, il est difficile de s’imaginer
que la culture musicale dominante populaire dans notre partie du monde aujourd’hui
puisse remonter à une notion tordue des positions relatives, en termes
géographiques et sociaux, d’un « centre » et d’une « périphérie ».
Les raisons de cette objection sont simples. La musique se développe à l’intérieur des
gens, entre des gens ou entre des groupes de gens, avec leurs conditions de vie et
avec leur position dans les forces productives de la société, beaucoup moins par rapport
à des tabous esthétiques, que ceux-ci soient de nature élitiste démodée ou élitiste
dans le vent. Il est d’autant plus logique que deux phénomènes qui, du point de vue
adornien, appartiendraient à la « périphérie » — la musique populaire et rurale britannique
( à la marge occidentale ) et le gesunkenes Kulturgut de l’Europe Centrale ( profondeurs
de banalité par rapport aux hautes valeurs de la musique « pure » ) — se
soient combinés si fructueusement avec les habitudes musicales encore plus marginales
(exotiques à l’os!) des esclaves descendant des peuples ouest-soudaniques ; ces
trois traditions « marginales » constituent les fondations de la culture musicale globale
dominante des quarante dernières années du XXe siècle.
Il se peut que l’un des obstacles les plus importants à ce genre de raisonnement moins
eurocentriste ait été que ceux parmi nous qui déploraient les vieilles notions du « Vrai
Génie » de « l’Art » de la Wertästhetik, etc. aient trouvé de nouveaux maîtres à servir
en inventant de nouveaux épithètes pour l’« Authenticité » et la « Vérité ». Nous remplaçons
l’obsession « classique » des « vraies qualités artistiques » et le fascination « folklore
» pour l’« authentique » par des équivalents « populaires », tels « street credibility
»,35 « expression vraiment populaire », « le dernier », « numéro un dans les charts »,
34. Chung Wa veut dire « Chine » en chinois et signifie « Terre centrale » ou terre dans le milieu ( la terre où
se trouve le milieu, ou, dans les termes de Coca-Cola, la terre qui est it). Tous les autres endroits et les
gens sont à l’extérieur : nous sommes à l’intérieur : le milieu, le centre, l’omphalos (= navet). Toute
chose et tout individu tourne autour de nous et non l’inverse.
35. Le cachet du branché?
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« vraiment commercial », « anti-autoritaire », « expression authentique de la classe
ouvrière », « chantable », « dansable », etc. Si on écoute la « preuve » musicale de
l’excellence de ces derniers concepts souvent mutuellement contradictoires, on ne se
couche guère plus intelligent qu’après avoir entendu la « preuve » de la supériorité musicale
de Schönberg par rapport à Respighi. Je pense que « musique noire » et « musique
afro-américaine » sont aussi des termes qui courent un grave risque de
fétichisation esthétique. Ce processus de fétichisation ou d’idéalisation contient aussi
d’autres ingrédients, lesquels demandent quelque discussion.