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Koffi Olomide
Les questions africaines
Si, après toutes ces objections, on insiste sur l’utilisation des termes tels musique «
noire » et « afro-américaine » en parlant de la musique populaire aux É.U.A., portons
un regard sur la relation africaine, afin de voir si on peut être un peu plus rigoureux en
ne parlant pas seulement d’ « improvisation », de blue notes, d’ « appel et réponse »
et de « syncope » lorsque l`on en vient à déterminer ce qui est réellement « noir » ou «
africain » dans cette musique, à laquelle nous faisons référence à travers ces termes
de notre cru. Dans le but de mieux connaître les différences entre les traditions euro-
22. L’art de l’improvisation ne s’est jamais éteint parmi les organistes d’église en Allemagne, en France ou
en Angleterre. On devait jouer jusqu’à ce que la mariée ou le cercueil ou le prêtre daigne se montrer et
on devait terminer de façon appropriée ni avant ni après ce moment. Puisqu’il n’y a pas de composition
valable qui contient des cadences finales garanties à toutes les vingt secondes, on n’a pas, comme
organiste, d’autre alternative que d’improviser.
23. Peut importe si nous faisons référence à la composition ex tempore in toto ou à l’ornementation ou
l’altération ex tempore de cadres mélodique, rythmique ou harmonique, l’improvisation faisait partie de
la tradition musicale classique européenne, spécialement au temps de la grande émigration de nord
européens vers le Nouveau monde.
24. On peut distinguer entre deux catégories générales d’immigrants britanniques au Nouveau Monde pendant
le XVIIIe siècle : [1] les artisans bien qualifiés et les commerçants assez prospères qui vont peupler
la Nouvelle Angleterre, soit 30% du total ; [2] les hommes pauvres, souvent assujettis, en tant que «
criminels » ( normalement du braconnage pour ne pas crever de faim ), à un contrat féodal, pendant plusieurs
années, au service soit de « la couronne », soit d’un seigneur colon ; cette catégorie d’immigrants,
dont la bonne moitié des écossais après la suppression de la rébellion jacobite, équivaut à 70%
des immigrants britanniques en Amérique du nord pendant le XVIIIe siècle.
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 13
péennes et africaines et ainsi établir de réelles preuves musicologiques pour la viabilité
de nos termes, il faudra retourner au XVIIe et au début du XVIIIe siècle et se demander
quelle sorte d’improvisation, quelles sortes de techniques d’appel et réponse, quelles
sortes de pratiques rythmiques et mélodiques, etc. étaient pratiquées aux Îles Britanniques
et dans les régions de la savane ouest africaine. Je suis certain que nous pourrions
trouver d’importantes différences si nous pouvions répondre à ces questions.
En prenant tout d’abord le cas de la relation africaine on doit cerner ce que les esclaves
ont emporté avec eux au Nouveau monde et comment cela a-t-il interagi avec ce que
contenait le bagage européen. Afin de savoir cela, il faut savoir quels peuples africains
ont été emmenés au Nouveau monde, en quel nombre, où ont-ils abouti et quels Européens
ont-ils eu à côtoyer. Ensuite, il faut savoir si la musique utilisée en Afrique aujourd’hui,
par ces peuples fournissant des esclaves au Nouveau monde au cours du
18e siècle, est la même qu’elle était ou si elle a subi quelque changement que ce soit.
Il faudrait ensuite connaître les conditions sociales des esclaves nouvellement arrivés,
les processus d’assimilation et d’acculturation qu’ils ont subi, dans diverses régions du
sud des États-Unis et, sur ces bases, isoler les éléments musicaux strictement africains
dans les genres plus acculturés des 18e et 19e siècles. Or, si cela constitue le travail
de recherche d’une vie pour une équipe d’au-delà de cent enthousiastes compétents
travaillant à temps plein, nous pourrions toujours opter pour une solution plus pragmatique,
débutant de l’hypothèse que la musique « afro-américaine »25 est l’ensemble des
dénominateurs communs musicaux trouvés sur les enregistrements étiquetés par le «
business » musical états-unien comme race, R&B, soul, blues, etc. Ceci nous amènerait
à définir « afro- américain » de la même façon que l’industrie détermine un groupe
cible (musique pour «états-uniens afro-américains »). Cela peut sembler pratique, mais
nous nous heurterons aux mêmex problèmes que ceux mentionnés plus tôt. Inclurionsnous
le jazz traditionnel, qui a eu un auditoire blanc prédominant depuis la guerre?
Qu’en est-il du « Motown » et de sa majorité d’auditeurs blancs depuis le milieu des années
soixante? Que dire du be-bop du « cool » et « modern jazz »? Est-ce que Lester
Young se qualifie et pas Stan Getz? Que faire avec Bix Beiderbecke, Django Reinhardt,
Gene Krupa et Benny Goodman? S’ils sont « blancs », pourquoi Duke Ellington est-il «
noir »? Où se trouve (encore une fois) Lionel Richie et (une fois pour toutes) Michael
Jackson? Est-ce seulement la voix de Bessie Johnson qui est « noire » et ses musiciens
tous « blancs »? Le ragtime est-il une musique vraiment « noire »?
De telles incongruités rendent le terme musique « noire » très problématique, autant
que celui de musique « blanche » et je pense qu’il est temps de fausser compagnie à
quiconque veut encore utiliser le terme. Par ailleurs, les difficultés d’une origine continentale
non établie pour les styles variés alimentant la tendance en musique populaire
états-unienne, émet également des doutes sur la validité du terme «musique afroaméricaine
». Ce doute s’explique par le fait que si personne ne sait exactement quelle
musique les africains ont emmenée avec eux aux États-Unis — une priorité primordiale
de recherche —, il est impossible de dire ce qui est spécifiquement « afro » dans la musique
« afro-américaine ». De plus, le terme esquive une importante question de définition
: qu’est-ce qu’il y avait de déjà « américain » auquel on pouvait ajouter le préfixe
« afro » lorsque nos aïeux commençaient à déporter en masse les esclaves dans les
colonies. N’y avait-il vraiment rien d’ « africain » dans la musique avant qu’elle ne devi-
25. Je devrai bientôt abandonner « musique noire » comme terme viable sur les bases des arguments présentés
à date et immédiatement après ce point.
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 14
enne « américaine » ? Ou, inversement, les traditions musicales britanniques et
françaises, sont-elles aussi répandues et acculturées en 1720, en Amérique du Nord,
qu’elles auraient pu alors se qualifier d’ « américaines » plutôt qu’anglaises ou françaises
? Cette question exige évidemment une réponse négative : comme veut-on qu’un
telle acculturation ait pu avoir lieu aussi rapidement dans des colonies envoyées au loin
sur un immense continent sans journaux, sans réseau routier, sans chemins de fer,
sans téléphone, sans radio et sans télévision ? En fait, « afro-américain » implique que
les gens d’origine raciale africaine n’aient joué aucun rôle dans la création de la partie
« américaine » de la musique « afro-américaine », tout comme « euro- américaine »
impliquerait que les styles de musique européens se soient greffés à un ensemble fixe
prédéterminé de musiques « américaines », lesquelles n’ont une origine ni indigène ni,
comme nous venons de le voir, africaine. Les questions clé sont donc : à quel moment
de l’histoire et dans quelle région des É.U.A. la musique « américaine » est-elle censée
avoir été établie ? Et cette musique « américaine » (états-unienne), comment se distingue-
t-elle des musiques des autres (sous-) continents afin d’être qualifiable des préfixes
« afro- » et « euro- » ? En d’autres mots, quelles caractéristiques l’ensemble des
musiques appelées « américaines » possède-t-il, pour que les termes musiques « euro-
» et « afro-américaines » aient quelque substance ?
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