Pourquoi ?
Je dois commencer en déclarant que je ne me sens pas confortable en remettant en
question des termes si largement acceptés tels : « musique européenne », « afroaméricaine
» ou « musique noire ». Initialement, le fait même de considérer sérieusement
mon scepticisme, provoquait l’envoi, par le fardeau de la culpabilité de l’homme
blanc, de messages clignotants sur le moniteur de mon cerveau :
ERREUR — PENSÉE RACISTE .
Quoi qu’il en soit, en réalisant la contribution étendue faite par le système protestant de
culpabilité collective en vigueur aux causes du racisme, je perdis croyance en cette
idée et j’effaçai ces messages d’erreur, en les considérant comme des défauts du système
en lui-même. Puis, je me demandai si je ne devenais pas simplement vieux et
grincheux. Je rejetai aussi cette idée parce que je suis plutôt de bonne humeur, ces
temps-ci. Alors, si je ne suis pas un raciste incorrigible et si je ne souffre pas d’une rare
allergie d’andropause, caractérisée par une aversion à certains adjectifs appliqués à la
musique, quel est le problème ? Comment quelqu’un peut-il trouver les termes musique
noire, musique blanche, musique afro-américaine et musique européenne hasardeux,
voire insidieux, alors qu’ils circulent autant depuis si longtemps?
Le fait que la signification de ces termes semble prise pour acquis est un des principaux
problèmes. Nous sommes tous implicitement supposés savoir exactement ce que ces
termes-là veulent dire et avoir des idées précises à propos de ce qu’il y a de noir ou
d’africain dans la musique noire ou afro-américaine, tout comme de ce qu’il y a de blanc
et d’européen dans la musique blanche ou européenne. C’est là que je deviens sceptique.
Il est très rare qu’on présente une preuve musicale quant à une couleur de peau
spécifique ou à une origine continentale, pour la musique dont on parlera ici ; de plus,
lorsque la preuve de ces liens se présente, elle m’apparaît habituellement très mince
d’un point de vue musicologique.2 Une autre des raisons probables de mon mécontentement
face à l’usage de ces termes est, il faut l’admettre, que j’ai contribué à les répandre.
Je ne suis pas le seul intellectuel blanc de classe moyenne, intéressé aux formes
musicales autres que celles enseignées dans les conservatoires, à avoir réagi
viscéralement contre les diktats esthétiques de la culture musicale bourgeoise européenne
élitiste, qui canonise certaines musiques et déprécie les autres. Plusieurs
d’entre nous ont défendu les nobles causes culturelles injustement négligées : nous
avons écrit avec respect et enthousiasme à propos de la musique de groupes ethniques
et sociaux exclus, jusqu’à récemment, de la tradition musicale classique européenne.
3 Quelques-uns d’entre nous ont étudié la musique du prolétariat européen,
alors que les autres étudiaient la musique des peuples africains, le blues ou la musique
des femmes. Nous avons souligné d’importantes valeurs dans ces musiques, valeurs
ignorées ou déclarées taboues ; nous avons voulu attirer l’attention sur d’autres formes
valides d’expression musicale et critiquer la tradition qui, par ignorance, a semblé vouloir
les taire.
2. Bien sûr « il n’y a pas de fumée sans feu » et les termes n’existeraient pas s’il n’y avait pas un
besoin de distinguer un ensemble de pratiques musicales d’un autre. Le but ici, est de trouver de quel
feu la fumée que nous voyons provient, i.e. de discuter quels sont les besoins de distinction qui donnent
lieu aux termes.
3. Quoique terme discutable, musique classique (classical music) me semble un peu moins arrogante
que musique savante, musica erudita, musica colta, ernste Musik etc. (par opposition à musique ignorante,
musica selvagem, musica barbara, Trivialmusik, etc.) et moins encombrant que des termes plus
précis comme Central European bourgeois high-art music.
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 3
Au cours de ce processus, on a été obligé de tracer des frontières musicales et culturelles
qui, d’un point de vue tactique à l’époque, étaient nécessaires, mais qui imitaient
les mêmes lignes de démarcation que celles tirées par la tradition que nous pensions
critiquer. Étudier la musique folklorique, populaire ou noire de l’autre côté de la clôture
ne voulait pas dire que nous étions débarrassés du vrai problème – la « clôture » élitiste,
colonialiste ou raciste – mais que nous avions simplement changé de côté dans un
jeu aux règlements douteux. Peut-être n’y avait-il pas de stratégie alternative à l’époque,
autre que de désigner la musique sur laquelle nous voulions attirer l’attention par
l’appellation folklorique, populaire ou noire ; mais lorsque ces termes sont encore utilisés
aujourd’hui, comme si tout le monde savait exactement de quoi il s’agit et comme
si leur sens était statique, je ressens une irritation considérable. Ce n’est pas seulement
parce que je suis en partie responsable de l’établissement de ces termes que leur
usage m’irrite, mais aussi parce qu’il est frustrant de voir d’autres régurgiter des concepts
qui avaient peut-être une certaine validité dans des circonstances historiques
spécifiques, mais qui, à un stade ultérieur, peuvent se transformer en mystification conservatrice.
Mais me voici coupable d’un faux départ avant même le coup d’envoi, soit
la question de base: quels sont ces concepts et pourquoi est-il nécessaire de les critiquer?
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