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Robert johnson
Projection et compensation
Dans le but de dresser un meilleur portrait de quelques-uns des mécanismes possibles
de l’idéalisation blanche de l’ « afro » dans la « musique afro- américaine », laissons
supposer cet ancêtre fictif qui est le mien, un apprenti cordonnier et braconnier à ses
heures, venant du Northamptonshire, qui, après avoir purgé une courte sentence en
prison, est envoyé aux colonies américaines. Après quelques années passées en servitude
au service d’un représentant de la couronne en Virginie, il part dans les bois
reculés des Appalaches, où il déboise une terre et commence une petite plantation. Il
contracte des emprunts considérables pour la propriété, l’équipement et les matériaux
de construction. Il se marie et se retrouve avec trois enfants en peu de temps. Il a quatre
bouches à nourrir en plus de ses dettes à payer. Il doit travailler du matin au soir tous
les jours de l’année. Il vaut mieux planifier ses affaires plus prudemment : pas d’autre
grosse dépense, une meilleure rotation des récoltes, mais… peut-être qu’une nouvelle
grange pourrait résoudre les problèmes d’entreposage?... Si seulement il pouvait se
trouver de la main-d’oeuvre en plus, il pourrait produire et vendre davantage. Il achète
donc son premier esclave. La production croît remarquablement. Il investit alors sur
deux autres esclaves, un mâle et l’autre femelle. S’ils ont des enfants vite et souvent, il
n’aura plus d’autre dépense de capital à faire sur les esclaves. Le manque de travail
est maintenant la seule chose qui le retient…
… « [À] part de leur travail, ils [les nègres] étaient demandés d’engendrer d’autres esclaves;
les hommes travaillaient, les femmes étaient en travail. L’amour jouait un bien petit rôle làdedans
: les couples se rencontraient aux ordres du propriétaire de la plantation »… « Les
esclaves étaient classifiés en dessous du bétail et lorsqu’ils étaient vendus à la place des
enchères ils avaient à subir les examens les plus humiliants et déshumanisants, lesquels
étaient d’abord destinés à prouver leur force et leur potentiel de procréation. Avec l’étalon
nègre est venue la conception du « big buck nigger » qui lui inférait un statut sous-humain
distinct. Les mères fécondes et les mâles fertiles étaient les biens de leur propriétaire qui les
élevaient comme ils élevaient le bétail. »36
Alors, si le profit de mon ancêtre allait augmenter, il allait lui-même devoir épargner et
planifier prudemment et en même temps essayer de faire en sorte que ses esclaves se
multiplient comme des lapins. Puisque la procréation au sein des esclaves était, pour
des raisons commerciales, un facteur si important et puisque des visions d’abord Puritaines
sur la sexualité dominaient au sein des blancs dans le sud rural, il est peu surprenant
que mon ancêtre projette la plupart de des ses propres fantasmes sexuels sur
les noirs. Bien que l’adage « fait aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent » soit
tombé tout droit dans le fossé, il vivait dans une crainte considérable des décrets
36. Paul Olivier, The Meaning Of The Blues : 131-133. Toronto : Macmillan, (1960), amène un historique de
la poésie sexuelle du blues. On pourrait traduire big buck nigger par « grand nègre géniteur ».
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 19
moraux stricts de son église. Tout en portant son « fardeau sexuel du petit blanc », il
utilisait un argument circulaire qui mettait la charrue devant les boeufs pour doublement
justifier qu’il traite les gens noirs comme des animaux : en ne tenant pas compte du fait
qu’il les encourage et les force à la promiscuité, il prenait la liberté de raisonner que puisqu’il
était un homme si chaste et puisqu’ils étaient si immoraux, alors, ils devraient être
des animaux et, puisqu’ils sont des animaux, il doit avoir le droit de les forcer à une plus
grande promiscuité.
Cette situation ne peut guère avoir présenté à mon ancêtre fictif l’équation psychologique
la plus facile à résoudre. Là, sur le pas de sa porte, il y avait son big buck nigger
semant son avoine proverbiale d’un champ à l’autre alors que lui a été élevé en one
woman man, qui habite avec une one man woman , laquelle avait acquis dieu seul sait
combien de peurs et de culpabilité envers le sexe. Pas étonnant que nos aïeux imaginaient
les hommes noirs avec de plus gros membres aussi bien qu’avec de plus grands
désirs et une plus grande potentialité sexuelle que nous pensions être autorisé à avoir,
ne serait-ce qu’en pensée. Pas étonnant non plus que nous ayons projeté sur les
femmes noires le genre d’attributs de nymphomanes insatiables, lesquels nous étions
apeurés que Dieu découvre que nous en ayons seulement rêvé. Ceci a également été
utilisé comme un autre lien dans l’argument circulaire de « supériorité » raciale. Cela
voulait dire qu’on se voyait encore plus ascètes et encore plus éloignés de « leur » statut
en tant qu’animaux. Ils faisaient toutes les « vilaines » et « sales » affaires, autant
dans le travail que dans le sexe, et nos désirs sexuels étaient souvent étouffés, pervertis
ou criminalisés. Une bonne façon de se débarrasser de cette culpabilité était de la
projeter sur nos esclaves. En ce sens, nous pouvions rester « propres » et ils resteraient
« sales » aux yeux des autorités culturelles, sociales, religieuses et politiques auxquelles
nous croyions devoir obéir. Inversement, si nous avions été encouragés à
respecter et apprécier notre propre sexualité au lieu d’en avoir peur, il y aurait eu une
raison de moins pour traiter les esclaves comme du bétail. L’oppression de la sexualité
parmi les blancs et sa projection37 sur les noirs semblent donc avoir été parmi les liens
vitaux dans la chaîne de l’oppression, faisant de l’esclavage dans le Nouveau monde
une entreprise qui marchait bien. Grâce à sa propre oppression sexuelle, mon ancêtre
fictif « connaissait » trop bien où il se définissait moralement en relation à ses
supérieurs (un misérable pécheur aux pensées malsaines) et, à travers sa projection
de culpabilité et de désirs, par rapport aux esclaves. De cette façon, le statu quo d’une
société raciste a pu être préservé et perpétué plus efficacement.
Il y a, à mon avis, le risque qu’un processus de projection similaire entre en jeu, lorsque
les termes « musique afro-américaine » et « musique européenne » sont utilisés sans
définition claire. Parfois nous semblons attribuer aux gens à la peau foncée — africains
autant qu’afro-américains — toutes les notes, tous les timbres et rythmes « sales- etvilains-
mais-agréables », lesquels nous imaginons que quelque mystérieux « notrepère-
blanc-qui-est-en-Europe-que-son-art-soit-sanctifié » nous ait interdit de produire
(nous, misérables, insignifiants, carrés et européens).38 Nous pensons même, grâce
aux falsifications historiques de ce personnage paternel — pour les raisons encore
inconnues auxquelles nous semblons encore croire — , que les gens de notre teinte
37. Il est également possible d’émettre l’idée de projection à l’intérieur du concept de Stierlin de « délégation
», dans le sens de remettre aux autres ce que tu ne peux ou ne veux posséder toi-même. En ce
cas, nous parlerions d’une « délégation au niveau de l’identité » du propriétaire d’esclave à son « big
buck nigger ».
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 20
maladive n’ont jamais produit aucune note, aucun timbre ou rythme sale-et-vilain-maisagréable
et que nous ( petits blancs refoulés et asexués, tels que nous sommes supposés
être) ne pouvons avoir joué aucun rôle majeur à la création de tous ces sons «
immoraux » (mais agréables) sur lesquels on groove actuellement. Non : nous préférons
croire que nous n’avons que les gens de descendance africaine à remercier, ou à
reprocher, pour chaque once de musique « immorale » que nous apprécions.
Il y a, en d’autres mots, le risque que notre projection massive du « défendu », qu’il soit
jugé bien ou mal, sur les peuples noirs d’origine africaine, nous nous embarquions dans
le même genre de processus de projection tel que décrit dans le cas de mon ancêtre
fictif. En nous défaisant de toute responsabilité face à notre propre corporalité musicale,
nous forçons le peuple noir à jouer le rôle absurde du house nigger.39 Nous utilisons
la musique que nous ne croyons avoir, dans notre ignorance, rien en commun avec les
traditions européennes musicales, comme panacée corporelle contre nos propres problèmes
de subjectivité et d’aliénation. C’est peut-être pour cette raison que certains
d’entre nous sont déçus lorsque les artistes noirs ne correspondent pas au stéréotype
comportemental que nous attendons d’eux, si on ne voit pas un tortillement constant du
derrière, si on n’entend pas le discours jive, etc.40 Peut-être c’est pour cette même raison
que certains d’entre nous ne considèrent pas Paul Robeson, Charlie Pride, Nat
King Cole et Milt Jackson comme vraiment « noirs » ou « afro », ou encore qu’on ne
semble jamais attendre d’un musicien noir qu’il écrive une symphonie ou un opéra, ou
autre chose dans laquelle un long procédé thématique est à l’ordre du jour.41 Dans de
tels cas, où nos attentes stéréotypées ne se réalisent pas, nous risquons de ressentir
l’insécurité puisque le status quo de race, de culture et de société est remis radicalement
en question.
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