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La musique afro-américaine
Mon dictionnaire définit « afro-américain » (adj.) comme suit : « dénotant ou relatif aux
nègres américains, à leur histoire, à leur culture. » Il est clair que cette définition sera
considérablement restreinte, si, par « afro-américain », on entend une personne noire
vivant aux É.U.A. Nous allons donc devoir exclure tout le monde en provenance de Tijuana
et de Santiago de Cuba jusqu’au Cap Horn (la majorité des afro-américains),
peut-être même les afro-américains canadiens.11 Mais ce n’est peut-être même pas
assez restrictif, dans la mesure où on ne préfère pas incorporer les pratiques musicales
des états-uniens afro-américains de classe moyenne de la Nouvelle-Angleterre à la
musique « afro-américaine ». On serait peut-être aussi tenté d’exclure The Fisk Jubilee
Singers, Scott Joplin, Paul Robeson, Charlie Pride et Nat King Cole. Nous pourrions
également considérer bannir Prince et Lionel Richie — sans oublier tous les « b-boys
» du hip-hop influencés par Kraftwerk12, aux régions de l’« euro-américain » ou du «
blanc ». Si c’est là, en tout ou en partie, ce que nous voulons, nous aurions à limiter
encore plus le sens de « noir » et d’« afro-américain », en ne nous concentrant que sur
certains groupes de gens à la peau foncée, à certains moments et seulement à certains
endroits aux États-Unis. En lisant entre les lignes de ce qui semble fréquemment sousentendu
par « noir » ou « afro-américain », nous risquons de nous concentrer sur les
noirs états-uniens vivant dans le sud ou bien sur ceux dont un ancêtre aurait pu se trouver
dans cette partie des États-Unis. Cela peut très bien se rapprocher de ce que les
écrivains prenaient pour acquis comme définition ; mais celle-ci s’éloigne des définitions
du dictionnaire de « noir » et « afro-américain » au profit de celle-ci : les descend-
11. Le syndrome « Monde=É.U.A. » dénote un symptôme encore plus particulièrement « américain » Mon
dictionnaire (anglais, bien sûr) a ceci à dire pour Amrican (notez l’ordre des deux définitions données) :
»1.provenant ou relatif aux États-Unis d’Amérique, ses habitants, ou leur forme d’anglais. 2. provenant
ou relatif au continent américain ». Cela veut dire que si l’on n’accepte pas que les États-Unis soient le
monde, nous avons quand même une chance de prendre une opinion plus modérée, i.e. qu’en disant «
Amérique » nous voulons dire par là qu’une seule de ses vingt-sept nations constituantes, ou le tiers de
sa population totale (le syndrome « Amérique= É.U.A. »). Encore plus étrange, le phénomène que la
langue anglaise ne possède aucun adjectif correspondant à la première définition d’ « américain »
présentée dans mon dictionnaire, i.e. il n’y a pas d’équivalent à l’adjectif italien statiunitense comme
dans il governo statiunitense, à moins d’utiliser « US » à titre d’expression comme « US government »
ou « the US army ». Par ailleurs, même s’il est possible de dire « US Blacks », « US Whites », ou encore
« US popular music », alors que j’ai essayé constamment d’utiliser le nom « US american » pour nommer
un habitant des États-Unis, évitant ainsi l’ambiguïté entre « Amérique= États-Unis » et « Amérique=
Amérique », ce serait bizarre d’utiliser des expressions sémantiquement adéquates mais maladroites
telles « Afro-US music ». C’est pour cela que j’ai utilisé des tournures de phrase plus longues, telles « of
black US-Americans » et une ou deux fois « US Afro-Américan ». C’est une question de respect. Les
Latino-américains sont-ils disqualifiés au titre d’Américains? Et que dire des Inuit, des Amérindiens et
des Québécois? Il est également important de noter que « l’autre côté » (l’Union Soviétique) n’est
jamais nommée par le(s) continent(s) du(des)quel(s) elle fait partie, mais qu’elle est fréquemment mise
en référence, pas par le nom de l’état-nation qu’elle forme, mais par une des parties constituante de
cette nation (la Russie), cela diminuant sa taille et son pouvoir à travers la magie du langage. Il devrait
être pris en note que les soviétiques vivant dans une nation appelée « Sovetskii Soyuz » n’ont jamais
référé à leur territoire en tant qu’ « Evropa », « Azii » or « Evrasii ».
12. cf. David Toop, The Rap Attack :128-131. London : Pluto Press (1984).
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 7
ants africains du prolétariat rural ou urbain, vivant aux États-Unis, le plus souvent de
tradition culturelle des états du sud.
Nous comprenons donc maintenant le concept racial « noir » et le concept ethnique «
afro-américain », non seulement directement ou indirectement lié à la couleur de la
peau de gens produisant de la musique qualifiée par l’adjectif en question, mais également
liée à des emplacements géographiques, sociaux et historiques, lesquels, à l’exception
de « descendant africain » ne sont pas spécialement « noirs » (les É.U.A., le
sud, « rural », « urbain », « prolétariat », « tradition culturelle »). Si c’est ce qu’on voulait
dire en utilisant ces termes, il aurait été courtois de le clarifier dès le départ.
Les implications historiques de cette nouvelle définition sont également problématiques.
À quel temps et dans quel(s) endroit(s) la musique est, ou était-elle, « vraiment
noire » ou « authentiquement afro-américaine »? À Charleston, en Caroline du sud, en
1760, quand certains esclaves de la seconde génération étaient violoneux de jig et de
reel appréciés et recherchés ? En 1850 dans un rassemblement de baptistes en Géorgie?
Au tournant du siècle dans les bars à ragtime ou dans les rues de la Nouvelle-Orléans?
En 1920 quand le label Bluebird enregistrait Atlanta street blues joué sur le
violon et le banjo ou dans la Jug Band Music des années trente à Memphis? Ou bien,
ne trouve-t-on pas la « vraie de vraie » des expressions de la musique « noire » ou «
afro-américaine » dans la région de la rivière Yazoo dans les années 20-30? En tant
qu’adolescent noir amateur de Lionel Richie à Minneapolis, Omaha ou Seattle, est-ce
que mon père ou son père doivent s’être trouvé dans un club de Chicago « South Side
» dans les années cinquante ou avoir travaillé au « Dockerey’s » dans les années quarante?
Faut-il que mon grand-père ait été incarcéré à Parchman Farm pendant les années
vingt pour que ma musique soit considérée « noire » ou « afro-américaine »? Mes
arrières grands-parents doivent-ils être des descendants des peuples Awuna, Senufo,
Wolof, Ga, Ewe ou Ashanti, ou puis-je être un métissage, ou dois-je avoir du sang griot
pour que ma musique soit qualifiée d’ « afro »? En tant qu’adolescent noir vivant aujourd’hui
à Boston, en tant que travailleur d’usine à East St-Louis juste après la guerre,
ou à Atlanta dans les années 20, ou bien même en tant qu’esclave dans les plantations
de tabac en Caroline du Sud dans les années 1780, quelle est ma relation avec la musique,
si ce n’est d’être qualifiée de vraiment « noire »ou « afro », jusqu’à quand et
jusqu’où la musique « noire » ou la vraie musique « afro-américaine » est-elle supposée
avoir existé? Et si toutes ces musiques de tous les temps, incluant Nat King Cole à Las
Vegas, Prince à Portland, Lionel Richie à Bakersfield, pour ne pas parler de la musique
zydeco, sont « noires » ou « afro-américaines », qu’ont-elles en commun musicalement?
13 Et si la réponse est « pas grand-chose », alors quel est donc le but d’utiliser
ces termes? Et si je passe à côté du but en posant ces questions, quel est le but des
termes?
13. Il est intéressant de noter que le terme anglais zydeco, déformation du mot français zarico, à son
tour l’orthographe populaire de « [le]s haricots » , dénote un genre de musique populaire louisiannaise
normalement associée aux noirs, tandis que l’étiquette Cajun, déformation anglophone de l’adjectif acadien,
s’applique à un ensemble de musiques très similaire associé aux blancs de la même région. La fixation
états-unienne sur la race au détriment des autres traits d’un individu ou de sa culture, prend des
proportions très bizarres, même aujourd’hui. Par exemple, les termes quadroon (personne dont un
grandparent était noir) et octoroon (un arrière-grandparent noir) s’utilisent toujours aux É-U où, d’ailleurs,
chacun qui fait une demande de passeport ou d’emploi est obligé de cocher, sur le formulaire pertinent,
sa race — indigène, caucasienne, noire, hispanique, asiatique, biraciale, etc. — tandis qu’au
Canada, dont le population est aussi multiculturelle que celle des É.-U., le même paramètre d’identité
personnelle n’est jamais présent. Merci à Gwyn Pitre (texanne résidente à Montréal) de m’avoir fourni
ces informations.
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