
Musique « noire » et musique « blanche »
Bien que ces termes colorés apparaissent rarement sur papier, ils reviennent souvent
dans les discussions. La musique « noire » est mentionnée plus fréquemment que la
musique « blanche », probablement pour les mêmes raisons que les expressions « histoire
des femmes » ou « musique des femmes » feront moins sourciller qu’ « histoire
des hommes » ou « musique des hommes » ( mais cette dernière formulation est-elle
réellement s’usage dans notre partie du monde?). Ce genre de termes se rapporte à
l’hégémonie de la culture de l’utilisateur, d’où le fait que « musique des hommes » et
musique « blanche » semblent plus étrange dans une culture dominée par les hommes
blancs que « musique des femmes » ou musique « noire » : ils sont l’exception et nous
sommes la règle. Ils ont besoin de carte d’identité, pas nous. Mais si nous ne sommes
pas entièrement satisfaits de la culture à laquelle nous appartenons – et cela transparaît
par le choix des termes révélant notre habitat socioculturel – nous devrions être au
fait de la raison pour laquelle nous utilisons ces termes et savoir ce qu’ils veulent réellement
dire.
Définitions générales
« Noir » est une couleur. Son opposé est le blanc. « Noir » ( Black, substantif avec un
B majuscule initial ) se définit comme suit :
« un membre d’une race à la peau foncée, spécialement un nègre (=un membre d’un ou
l’autre des peuples indigènes à la peau foncée originaire d’Afrique et leurs descendants
d’ailleurs) ou un aborigène australien ».4
« noir » ( black, B minuscule ) s’utilisé comme adjectif signifiant : « aux noirs ou relatif
aux noirs ». En se rapportant à ces définitions, la musique « noire » voudrait dire la musique
des noirs ou relative aux membres d’une race à la peau foncée, spécialement
d’un des peuples indigènes d’Afrique ou leurs descendants d’ailleurs, ou un des peuples
aborigènes.
4. The New Collins Concise English Dictionary . Londres, 1982.
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 4
« Blanc » ( White en tant que substantif avec un W majuscule ) est défini comme « un
membre de la race caucasienne », tandis que la même parole ( cette fois white, adjectif
avec un W minuscule initial, ) signifie :
« dénotant ou appartenant à la race au teint clair de l’espèce humaine, ce qui inclut les peuples
indigènes de l’Europe, de l’Afrique du nord, de l’ Asie du sud-ouest et du sous- continent
indien ou un membre de ce groupe ethnique) »
« Blanc » ( white ) peut également être utilisé comme adjectif désignant « une personne
d’ascendance européenne ou, dénotant ou relatif à un blanc ou aux blancs ».5
En se référant à ces définitions du dictionnaire, clairement raciales (mais non racistes)
de « noir » et « blanc », il serait nécessaire, en utilisant des termes tels musique noire
ou musique blanche d’établir des liens physiologiques entre la couleur de peau des
gens et la sorte de musique qu’ils font. Je n’insulterai pas le lecteur en suggérant qu’ils
arborent ou que j’arbore des hypothèses racistes, mais il doit être clair que si l’on utilise
« noir » et « blanc » en tant qu’adjectifs qualifiant la musique, et que si l’on ne définit «
noir » et « blanc » par aucun autre sens que celui fourni par le dictionnaire, nous devrons
établir des liens entre, d’un côté, les qualificatifs raciaux (définition du dictionnaire),
et de ce fait des qualificatifs physiologiques « noir » et « blanc », et, de l’autre,
l’ensemble des faits culturels appelés « musique » tels que produits et utilisés par les
noirs et les blancs. Si nous n’avons pas de définition culturelle claire de « noir » et «
blanc » et que nous considérons la « musique » comme une chose destinée à être
écoutée plutôt que vue — cela impliquant que la musique elle-même ne possède aucune
couleur, ni « noire », ni « blanche », ni autre — alors, nous n’avons aucune base
logique pour une définition culturelle, que ce soit pour la musique « noire » ou « blanche
». Pour justifier l’usage de tels termes, nous devrions émettre des preuves physiologiques
de l’appartenance musicale, et non des preuves culturelles. Pour résumer,
ne pas être en mesure de fournir des définitions culturelles efficaces pour « noir » et «
blanc », en parlant de la musique « noire » ou « blanche », équivaut à poser l’hypothèse
raciste qu’il y a des liens physiologiques entre la couleur de peau des individus et la
sorte de musique que ces individus produisent.
En utilisant le terme « musique noire » pour désigner le dénominateur commun des
musiques produites par les « membres d’une race à la peau foncée, spécialement des
peuples indigènes d’Afrique ou leurs descendants d’ailleurs, ou des peuples aborigènes
australiens », nous allons nous heurter à une abondance d’ incongruités musicologiques.
Cela veut dire que l’on devra considérer un éventail de musiques aussi
hétérogènes que celui couvert par les musiques « asiatiques », « européennes », «
blanches » ou « jaunes ». Cela veut également dire que plusieurs caractéristiques musicales
fréquemment étiquetées « noires », telles les blue notes, la polyrythmie, la birythmie,
les mélismes pentatoniques ( voir ci-dessous ) devront toutes être exclues des
dénominateurs communs structurels de la musique « noire », parce qu’une, l’autre ou
plusieurs de ces caractéristiques n’apparaissent pas dans certaines musiques mauritaniennes,
éthiopiennes et africaines du sud ou du sud-est. Si nous ne sommes toujours
pas préparés à abandonner l’idée que de telles caractéristiques incarnent la négritude,
nous n’avons donc qu’à impérieusement disqualifier un bon nombre de personnes
noires, aussi bien en Afrique qu’ailleurs dans le monde, en les définissant comme
blanches ou d’une autre teinte. Employer « noir » pour faire référence à certaines per-
5. The New Collins Concise English Dictionary . Londres, 1982.
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 5
sonnes noires et pas d’autres implique, donc, une restriction sévère du terme « musique
noire », comme on le fait lorsque l’on n’entend par cela que la musique des gens
à la peau foncée des États-Unis d’Amérique et de nulle part ailleurs dans le monde. En
effet, c’est précisément ce genre de signification qui était sous-entendue — bien que
rarement déclarée ouvertement et encore moins définie — pratiquement chaque fois
où je suis tombé sur ce terme. Cette signification sous-entendue de « noire » est non
seulement restrictive ; elle est également ethnocentriste.
L’idée que « noir » signifie noir des É.U. exprime le même type d’arrogance que l’on
trouve en d’autres occasions dans le « monde merveilleux » de l’usage de la langue
anglaise états-unienne d’après-guerre. Je me réfère ici à des mots tels world (monde),
comme dans le World Trade Center, Miss World, ou la World Bank ( Banque Mondiale
) : aucun de ces trois « mondes » n’incluait [en 1987] le 35% socialiste de la population
mondiale.6 La notion magique « Monde= États-Unis » revient fréquemment dans les
chansons populaires américaines, telle Dancing In The Street dont les villes du «
monde » sont énumérées comme étant Chicago, New York, L.A., New Orleans, Philadelphia
et la Motor City7, ainsi que dans un succès récent du style « chantons en
choeur pour la charité » qui a montré, d’une manière embarrassante, la même arrogance
: USA for Africa (les artistes, le projet)8 « était » le monde puisque l’on chantait
« We are the world ».9. Utiliser « noir » pour faire référence au peuple de descendants
africains vivant aux É.U. et nulle part ailleurs ne fait qu’illustrer d’une autre manière
l’équation douteuse« monde= É.U.A. » Il s’agit d’un manque de respect envers l’identité
culturelle de tous les autres noirs (la grande majorité), autant que la signification de
« monde » É.U.-centriste manque de respect au reste d’entre nous qui constituons
également la majorité des habitants humains de cette planète.10 .
6. De plus, lesTrans World Airways [en 1987] ne desservaient ni Irkoutsk, ni Luanda, ni Maputo, ni La
Havane. Il doit y avoir des milliers d’exemples de ce fétiche « Monde= É.U.A. ». La transmission par Sky
Channel des World Wrestling Championships amène une autre illustration mégalomane. Ces évènements
doivent à peu près impliquer environ deux mexicains et cinq canadiens mais personne d’autre.
Le « monde merveilleux » est évidemment celui de Disney : « the wonderful world of Walt Disney ».
Merci à Martin Rhéaume (traductrice) d’avoir fourni cette addition à la liste des « mondes » spécifiquement
états-uniens.
7. C’est-à-dire Detroit, dans le Michigan.
8. L’usage du verbe être ( is ) dans la publicité et les bandes annonces de vidéo-films semble remplacer la
fonction copule habituelle d’équivalence ou d’identité, e.g. « Stephen est un homme » ou « Stephen est
mon frère ». Lorsque souligné dans la publicité, le verbe « être » prends une autre signification de « prétendre
d’une façon si convaincante » (par quelle opinion?) « que l’on doit penser que ceci/cela/il/ elle est
», comme dans « Gene Wilder est Fletch » ou « Diana Ross est Billie Holiday » (le ciel nous protège!).
Parfois la copule magique n’est même pas soulignée, e.g. « We Are the World », « Coca Cola is it ». Ce
que cet it doit être et où it doit être sont des questions que je ne discuterai pas ici, sauf, en passant, aux
notes 20 et 34, qui peuventt être cousine de ces questions.
9. Les similarités entre l’événement « USA for Africa » ( We Are The World )et les fausses campagnes
d’images publicitaires à la O.N.U. telle « The United Colors of Benetton » sont frappantes. Greil Marcus
dresse de convaincants parallèles avec la publicité « chantons ensemble » de la multinationale Pepsi
Cola et dévoile beaucoup de l’idéologie insidieuse derrière cet événement dans son article « We are the
world? », Re Records Quarterly 1/4 (1986) : 36-39. London : Recommended Records. NDMR Voit-on
une prise de conscience de ce côté, avec le récent Live 8, ou est-ce une coïncidence ? Martin Rhéaume
(traductrice) demande : « Voit-on une prise de conscience de ce côté, avec le récent Live 8, ou est-ce
une coïncidence ? » . Je pense que oui.
10. Les lecteurs ont la liberté de réprouver cette objection comme un cas de sensibilité culturelle exagérée
si cela les rend plus confortables. Avant de faire ainsi, par ailleurs, ils sont invités à lire l’article de Greil
Marcus « We are the World? » (voir annotation 9).
P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 6
En mettant à part tous ces fétiches « monde= É.U.A. » et en revêtant notre fierté d’être
résidents du 95% du reste du monde (en son vrai sens), il devrait être clair que le sens
de « noir » tel que décrit plus haut est presque identique à la définition du dictionnaire
d’ « afro-américain ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire