vendredi 22 mai 2009

Eva Joly et Pascal Saint-Amans débattent du bilan du G20


INTERVIEW

En avril, le G20 a décidé de lutter contre le secret bancaire et l’opacité des circuits financiers. Pascal Saint-Amans, expert de l’OCDE, défend le plan. Pour Eva Joly, ex-juge anticorruption et canditate écologiste aux européennes, il ne va pas assez loin. Rencontre.


Jersey, Liechtenstein, Suisse… La plupart des paradis fiscaux ont accepté, sous la pression du G20, de revenir sur l’un des instruments de leur existence : le secret bancaire. Est-ce la fin de l’opacité?

Eva Joly. Non ! Le G20 aurait dû prendre des mesures radicales. Un exemple? Il était tout à fait possible de mettre en place un système de communication automatique. La Suisse, par exemple, devrait être contrainte de déclarer au fisc français les transferts d’argent de France ou de tout autre pays. Nous aurions amorcé la construction d’un réseau d’information mondial alimenté de façon automatique. Le G20 a été un grand moment de mascarade médiatique.

Pascal Saint-Amans. La critique est facile. Et votre idée de système d’information automatique est illusoire. Le G20 et l’OCDE ont opté pour une autre option : rendre obligatoire l’échange à la demande, quand l’information est «vraisemblablement pertinente» de la part de l’Etat qui en fait la demande. Le G20 a fait plus en quelques jours que la communauté internationale ces dix dernières années. Jamais autant de pays n’avaient accepté publiquement de mettre fin à l’opacité de leur système financier. Si plus aucun pays ne figure sur la liste noire de l’OCDE, c’est justement parce qu’ils ont accepté d’adopter prochainement un système où la transparence sera la règle.

Vos positions sont-elles totalement opposées?

E.J. Radicalement différentes. Vous ne dites rien sur le problème de la résidence, et du lieu de paiement des impôts. Pour moi, c’est simple : la localisation de ce qui est produit doit correspondre à la localisation d’un siège social d’une entreprise ou d’une filiale. Dès lors que vous avez des paradis fiscaux, dans une île par exemple où rien n’est produit, alors vous pouvez être certain que des boîtes aux lettres d’entreprises bidons fleuriront au pied de somptueux immeubles. Pourquoi? Pour que des sociétés qui travaillent à des milliers de kilomètres de là puissent contourner le paiement d’impôts sur les bénéfices. Quand ce n’est pas pour blanchir de l’argent d’activités illicites…

P.S.-A. Mais la notion de résidence est définie dans les conventions fiscales et fait bien référence à l’activité réelle, et non aux boîtes à lettres. Les paradis fiscaux n’ont pas de conventions fiscales, ce n’est donc pas leur problème. En revanche, ils sont souvent utilisés pour loger en franchise totale d’impôt les profits de groupes multinationaux dans des coquilles vides en abusant des prix de transfert [surfacturation d’un service d’une firme à une autre, elle localisée dans un paradis fiscal appartenant au même groupe pour minimiser le paiement de l’impôt, ndlr] et en profitant de l’opacité. Or, là, l’échange de renseignements préconisé par l’OCDE et le G20 sera décisif.

E.J. Cela ne changera pas grand-chose. Par exemple, la Zambie se servait de l’île Maurice pour exporter son cuivre. La filiale installée dans l’île achetait 2 000 euros la tonne de cuivre à la Zambie pour la revendre 6 000 euros. Elle pouvait localiser 4 000 euros de bénéfice dans la filiale mauricienne… Bénéfice non taxé. Dans ce schéma, le gouvernement zambien ne touche pas un dollar au titre de l’impôt.

P.S.-A. C’est de l’évasion fiscale. Les populations en paient les conséquences. Sans impôt, pas de budget public, donc pas d’investissements publics. Mais ce n’était pas l’objet du G20, qui a généralisé l’échange d’informations dans les paradis fiscaux et donc la fin du secret bancaire à des fins fiscales.

De quels moyens dispose-t-on pour imposer un nouvel ordre financier dans les paradis fiscaux?

E.J. De presque rien. Soyons concrets : en Zambie, huit personnes travaillent sur l’évasion fiscale. Comment voulez-vous qu’elles puissent lutter contre des multinationales qui opèrent à l’échelle de la planète, et non d’un territoire? Même la Norvège, qui a sans doute le service fiscal le plus compétent au monde, ne parvient pas à empêcher totalement la pratique des prix de transfert. Oslo a mis trente personnes à plein temps pendant quatre ans pour mettre en évidence certaines pratiques de prix de transfert. Le système de contrôle et de répression que vous défendez peut fonctionner dans des pays riches, absolument pas dans les pays en développement ou pauvres.

P.S.-A. Plus on favorise la transparence, plus on complique la fraude. Et le problème des pays en développement est bien plus complexe que celui des seuls paradis fiscaux. Plus on les fera reculer, moins les chefs d’Etat de certains pays du Sud et les réseaux de corruption qui peuvent avoir intérêt à planquer des actifs pourront le faire. Il faut développer les capacités de leurs administrations fiscales. Des programmes de formation et d’aide sont prévus pour les appuyer.

E.J. Supposons que nous ayons bientôt les instruments de contrôle et de rétorsion dont vous parlez. Alors le Luxembourg pourrait recevoir 800 000 demandes de renseignements. Et combien de personnes sont censées pouvoir répondre à ces futures requêtes? Au Luxembourg, une personne!

P.S.-A. Vous prétendez que les mesures prises n’ont aucun effet. Comment expliquer alors que les avocats fiscalistes demandent en ce moment comment leurs clients vont pouvoir régulariser leur situation et déclarer les actifs jusqu’alors cachés? Le mouvement est amorcé, il va vite se généraliser. Pour le Luxembourg, les chiffres que vous avancez ne sont pas réalistes. Les administrations feront des demandes ciblées, qui leur sont utiles. Tous les pays s’y préparent.

A vous écouter, les paradis fiscaux seront ruinés demain.

P.S.-A. Certains vont souffrir : ceux qui ont tout misé sur le secret bancaire. Mais d’autres s’en sortiront très bien. Parce qu’ils possèdent de vraies capacités juridiques, commerciales, de gestion, de conseil…

E.J. Les paradis fiscaux ne risquent pas la ruine. Vous dites : «La Suisse devra répondre aux demandes de renseignements». C’est toute l’ambiguïté du G20, qui laisse aux paradis fiscaux l’obligation de fournir ces renseignements si - et seulement si - une administration fiscale le leur demande. L’ennui, c’est que vous supposez qu’un problème est résolu d’emblée. Avec votre système, les services fiscaux français ne seront pas automatiquement en mesure de savoir si des contribuables ont un compte bancaire planqué en Suisse…

P.S.-A. Hier, nous n’avions aucun instrument juridique pour obtenir des informations des paradis fiscaux. J’ai été dans l’administration fiscale. C’est frustrant lorsqu’on sait qu’un contribuable ou une société a localisé des actifs ou des revenus dans une juridiction secrète, qui n’offre aucune information. Et qu’on ne peut rien. Le 2 avril, le G20 a sifflé la fin de cette situation. Cette fois, à la différence des premières publications des listes de pays non coopératifs en 2000, nous avons visé toutes les places financières, y compris de l’OCDE.

E.J. Vous avez raison de souligner cette évolution. Mais ça ne change rien à mes critiques : tout ça, c’est de la foutaise. Dans ce que vous mettez en place, il faut d’abord des soupçons de fuite d’argent. Ensuite, il faut qu’on sache dans quel pays l’argent est placé. Et qu’on sache dans quelle banque. Combien de contribuables aux Etats-Unis, 150 millions ? Combien de demande de renseignement à Jersey ? Quatre en 2008 !

Oui, mais les mesures du G20 sont censées faire bouger ces lignes…

E.J. Mais il y a toujours plus de 830 000 sociétés domiciliées dans les Iles Vierges britanniques, pour 19 000 habitants. Et un nombre inconnu de firmes qui, par exemple, facilitent l’évasion fiscale chinoise. Toujours aussi 1 500 sociétés de l’île Maurice, qui dégagent 20 milliards de dollars de bénéfice…

P.S.-A. Nous sommes dans le temps de l’élaboration. Une juridiction qui ne taxe pas, il ne faut pas lui accorder de convention fiscale.

E.J. Je suis allée à Jersey, j’ai rencontré l’officier chargé de faire respecter la loi antiblanchiment et j’ai demandé à consulter le registre où sont censés être inscrits les trusts, ces trusts qui gèrent une société dans un autre paradis et dont il est impossible, par un jeu de cascade très opaque, de savoir qui sont les vrais propriétaires. Evidemment, ce registre de trusts n’existait pas. J’ai demandé: «Pourquoi n’avez-vous pas de registres infalsifiables?» Il m’a répondu: «Ici, on fait du business, si on fait ce que vous dites, nous le perdons.» Même si on a des renseignements sur les trusts, pister les actifs et les personnes qui les alimentent est mission impossible.

P.S.-A. Vous vous trompez. Désormais, on ne pourra plus s’entendre dire: «Désolé, c’est dans un trust, je ne peux pas vous renseigner.» Si derrière il y a une société caïmanaise, nous le saurons. La question des trusts est primordiale. Et croyez-moi, elle était sur la table des discussions lors du G20. On estime que la gestion de patrimoine privé offshore s’élève à près de 11 000 milliards de dollars.

Eva Joly, doutez-vous toujours des choix du G20?

E.J. Il y avait des moyens plus simples. Il fallait obliger les multinationales à déclarer les revenus pays par pays. La vérité, c’est qu’on ne veut pas s’attaquer aux bénéfices d’entreprises comme Coca Cola, qui présente ses résultats sous forme de comptes consolidés par région, privant de ressources fiscales légitimes des pays dont les populations vivent dans la misère. C’est criminel. Il faudrait au contraire qu’elles déclarent les résultats pays par pays. C’est de cette manière qu’on verra que la compagnie minière de Zambie doit dégager son bénéfice en Zambie, là où elle extrait sa production, et non pas aux Bermudes.

P.S.-A. Proposition de bon sens, mais qui ne peut fonctionner que si, derrière, les gouvernements peuvent vérifier les déclarations !

E.J. Votre système est trop long à mettre en place.

P.S.-A. C’est tout l’enjeu : passer des déclarations aux actes rapidement. Un point sur les progrès sera fait en novembre. Les sanctions sont déjà sur la table pour ceux qui ne bougeraient pas. Les propositions que je défends ne sont pas taillées, comme vous semblez le prétendre, à la mesure des pays riches et de leurs entreprises transnationales.

E.J. Je ne le sous-entends pas, je l’affirme! La collusion entre les pays du G20 et ceux des multinationales est forte. Vous n’avez pas su, pas voulu rompre ces liens!

P.S.-A. Critique trop facile, qui ne repose sur rien de tangible. Pour une fois que le mouvement s’est inversé, ne boudons pas notre plaisir !

 

Ancien haut fonctionnaire à la direction générale des  impôts du Ministère des finances, Pascal Saint-Amans est

depuis septembre 2007 responsable de la coopération

fiscale au Centre de politique et d’administration

fiscale de l’OCDE. Il a préparé la publication par l’OCDE de la liste des pays insuffisamment coopératifs en matière de lutte contre l’évasion fiscale.

 
Ancienne magistrate, Eva Joly est aujourd’hui candidate

écologiste en Ilede-France aux élections européennes du

7juin. La juge norvégienne, qui a instruit l’affaire Elf en France, a été choisie par l’Islande pour enquêter sur les

responsables de la crise dans ce pays.

Elle vient de publier Des héros ordinaires (Les Arènes, 19 €).

 

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