lundi 26 avril 2010

Conclusions - Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 9/9


Notorious BIG


Conclusions


En résumant à la fois les « questions européennes » de cette lettre en entier, je pense

que mon scepticisme envers la supposée paire d’opposés musique « africaine » ou «

afro-américaine » versus musique « européenne » a deux sources principales : (1) musicologique,

parce qu’aucune définition satisfaisante n’a été apportée et (2) idéologique.

Cette dernière est particulièrement importante, non seulement parce que la

dichotomie impliquée pré-ordonne certains ensembles de sentiments et d’attitudes

pour une race et les nie pour l’autre, mais aussi parce qu’elle réduit le problème complexe

de classe à une question de race ou d’ethnicité.42 Bref, si nous ne résolvons pas

38. « Our Father, who art in heaven, hallowed be thy art » contient un jeu de mots, impossible à traduire en

français, qui était complètement involontaire. Merci à Will Straw (Montréal) de m’avoir indiqué, en septembre

2005, cet aspect peu astucieux d’une expression formulée voilà plus que dix-huit ans.

39. House nigger : esclave noir docile promu au rang de serveur dans la maison du seigneur blanc et traité

par ceci de fou du roi.

40. Jimi Hendrix détestait l’attitude stéréotypée de « mauvais gars » que les audiences blanches s’attendaient

de lui. Voir Chris Welch, Hendrix. London : Ocean Books (1972). Note de Martine Rhéaume (traductrice)

: « Voir à ce sujet le Chevalier de Saint-Georges, compositeur, violoniste et chef d’orchestre

noir ayant oeuvré à Paris et en Autriche et ayant reçu les compliments de Mozart.

41. Par exemple, Treemonisha de Scott Joplin (1911-1915) a échoué, pas parce c’était une oeuvre mal faite,

mais parce qu’aucun imprésario (blanc) ne voulait réaliser un opéra écrit par un noir. Cf. Peter Gammond.

Scott Joplin and the Ragtime Era :98-100. London : Sphere Books (1975).

42. Ça ne veut pas dire que l’oppression raciale et ethnique sont des parties non importantes de la société

de classes états-unienne. Lisez jusqu’à la fin, s.v.p.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 21

le conflit oedipien que nous semblons avoir avec notre-père-blanc-qui-est-en-europeque-

son-art-soit-sanctifié, nous risquons de ne jamais comprendre comment la situation

et les idées des prolétariats européens (ruraux et urbains) et des africains (ruraux

et, plus tard, urbains), telles qu’exprimées en musique, ont été capables de s’acculturer

de façon aussi efficace au cours des dernières trois siècles en Amérique du nord, et,

de ce fait, à poser les fondations de ce qui est devenu la musique populaire des É.-U.

— l’ensemble de traditions musicales le plus répandu pendant une bonne moitié du

XXe siècle. Si on ne se confronte pas aux problèmes soulevés dans cette lettre, je

crains que l’apartheid, que nous tous prétendons détester, peu importe si on en

présente son image directe ou inversée, ne disparaisse jamais de nos réflexions sur la

musique. Il sera plus important encore, bien que très difficile, de se débarrasser d’un

système politique maladif qui utilise le racisme comme un des mécanismes les plus insidieux

dans la perpétuation d’une société de classes.

E:\M55\ARTICLES\LettrOuv2.doc.DCC 22 September 2005

dimanche 25 avril 2010

Projection et compensation - Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 8/9


Robert johnson


Projection et compensation


Dans le but de dresser un meilleur portrait de quelques-uns des mécanismes possibles

de l’idéalisation blanche de l’ « afro » dans la « musique afro- américaine », laissons

supposer cet ancêtre fictif qui est le mien, un apprenti cordonnier et braconnier à ses

heures, venant du Northamptonshire, qui, après avoir purgé une courte sentence en

prison, est envoyé aux colonies américaines. Après quelques années passées en servitude

au service d’un représentant de la couronne en Virginie, il part dans les bois

reculés des Appalaches, où il déboise une terre et commence une petite plantation. Il

contracte des emprunts considérables pour la propriété, l’équipement et les matériaux

de construction. Il se marie et se retrouve avec trois enfants en peu de temps. Il a quatre

bouches à nourrir en plus de ses dettes à payer. Il doit travailler du matin au soir tous

les jours de l’année. Il vaut mieux planifier ses affaires plus prudemment : pas d’autre

grosse dépense, une meilleure rotation des récoltes, mais… peut-être qu’une nouvelle

grange pourrait résoudre les problèmes d’entreposage?... Si seulement il pouvait se

trouver de la main-d’oeuvre en plus, il pourrait produire et vendre davantage. Il achète

donc son premier esclave. La production croît remarquablement. Il investit alors sur

deux autres esclaves, un mâle et l’autre femelle. S’ils ont des enfants vite et souvent, il

n’aura plus d’autre dépense de capital à faire sur les esclaves. Le manque de travail

est maintenant la seule chose qui le retient…

… « [À] part de leur travail, ils [les nègres] étaient demandés d’engendrer d’autres esclaves;

les hommes travaillaient, les femmes étaient en travail. L’amour jouait un bien petit rôle làdedans

: les couples se rencontraient aux ordres du propriétaire de la plantation »… « Les

esclaves étaient classifiés en dessous du bétail et lorsqu’ils étaient vendus à la place des

enchères ils avaient à subir les examens les plus humiliants et déshumanisants, lesquels

étaient d’abord destinés à prouver leur force et leur potentiel de procréation. Avec l’étalon

nègre est venue la conception du « big buck nigger » qui lui inférait un statut sous-humain

distinct. Les mères fécondes et les mâles fertiles étaient les biens de leur propriétaire qui les

élevaient comme ils élevaient le bétail. »36

Alors, si le profit de mon ancêtre allait augmenter, il allait lui-même devoir épargner et

planifier prudemment et en même temps essayer de faire en sorte que ses esclaves se

multiplient comme des lapins. Puisque la procréation au sein des esclaves était, pour

des raisons commerciales, un facteur si important et puisque des visions d’abord Puritaines

sur la sexualité dominaient au sein des blancs dans le sud rural, il est peu surprenant

que mon ancêtre projette la plupart de des ses propres fantasmes sexuels sur

les noirs. Bien que l’adage « fait aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent » soit

tombé tout droit dans le fossé, il vivait dans une crainte considérable des décrets

36. Paul Olivier, The Meaning Of The Blues : 131-133. Toronto : Macmillan, (1960), amène un historique de

la poésie sexuelle du blues. On pourrait traduire big buck nigger par « grand nègre géniteur ».

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 19

moraux stricts de son église. Tout en portant son « fardeau sexuel du petit blanc », il

utilisait un argument circulaire qui mettait la charrue devant les boeufs pour doublement

justifier qu’il traite les gens noirs comme des animaux : en ne tenant pas compte du fait

qu’il les encourage et les force à la promiscuité, il prenait la liberté de raisonner que puisqu’il

était un homme si chaste et puisqu’ils étaient si immoraux, alors, ils devraient être

des animaux et, puisqu’ils sont des animaux, il doit avoir le droit de les forcer à une plus

grande promiscuité.

Cette situation ne peut guère avoir présenté à mon ancêtre fictif l’équation psychologique

la plus facile à résoudre. Là, sur le pas de sa porte, il y avait son big buck nigger

semant son avoine proverbiale d’un champ à l’autre alors que lui a été élevé en one

woman man, qui habite avec une one man woman , laquelle avait acquis dieu seul sait

combien de peurs et de culpabilité envers le sexe. Pas étonnant que nos aïeux imaginaient

les hommes noirs avec de plus gros membres aussi bien qu’avec de plus grands

désirs et une plus grande potentialité sexuelle que nous pensions être autorisé à avoir,

ne serait-ce qu’en pensée. Pas étonnant non plus que nous ayons projeté sur les

femmes noires le genre d’attributs de nymphomanes insatiables, lesquels nous étions

apeurés que Dieu découvre que nous en ayons seulement rêvé. Ceci a également été

utilisé comme un autre lien dans l’argument circulaire de « supériorité » raciale. Cela

voulait dire qu’on se voyait encore plus ascètes et encore plus éloignés de « leur » statut

en tant qu’animaux. Ils faisaient toutes les « vilaines » et « sales » affaires, autant

dans le travail que dans le sexe, et nos désirs sexuels étaient souvent étouffés, pervertis

ou criminalisés. Une bonne façon de se débarrasser de cette culpabilité était de la

projeter sur nos esclaves. En ce sens, nous pouvions rester « propres » et ils resteraient

« sales » aux yeux des autorités culturelles, sociales, religieuses et politiques auxquelles

nous croyions devoir obéir. Inversement, si nous avions été encouragés à

respecter et apprécier notre propre sexualité au lieu d’en avoir peur, il y aurait eu une

raison de moins pour traiter les esclaves comme du bétail. L’oppression de la sexualité

parmi les blancs et sa projection37 sur les noirs semblent donc avoir été parmi les liens

vitaux dans la chaîne de l’oppression, faisant de l’esclavage dans le Nouveau monde

une entreprise qui marchait bien. Grâce à sa propre oppression sexuelle, mon ancêtre

fictif « connaissait » trop bien où il se définissait moralement en relation à ses

supérieurs (un misérable pécheur aux pensées malsaines) et, à travers sa projection

de culpabilité et de désirs, par rapport aux esclaves. De cette façon, le statu quo d’une

société raciste a pu être préservé et perpétué plus efficacement.

Il y a, à mon avis, le risque qu’un processus de projection similaire entre en jeu, lorsque

les termes « musique afro-américaine » et « musique européenne » sont utilisés sans

définition claire. Parfois nous semblons attribuer aux gens à la peau foncée — africains

autant qu’afro-américains — toutes les notes, tous les timbres et rythmes « sales- etvilains-

mais-agréables », lesquels nous imaginons que quelque mystérieux « notrepère-

blanc-qui-est-en-Europe-que-son-art-soit-sanctifié » nous ait interdit de produire

(nous, misérables, insignifiants, carrés et européens).38 Nous pensons même, grâce

aux falsifications historiques de ce personnage paternel — pour les raisons encore

inconnues auxquelles nous semblons encore croire — , que les gens de notre teinte

37. Il est également possible d’émettre l’idée de projection à l’intérieur du concept de Stierlin de « délégation

», dans le sens de remettre aux autres ce que tu ne peux ou ne veux posséder toi-même. En ce

cas, nous parlerions d’une « délégation au niveau de l’identité » du propriétaire d’esclave à son « big

buck nigger ».

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 20

maladive n’ont jamais produit aucune note, aucun timbre ou rythme sale-et-vilain-maisagréable

et que nous ( petits blancs refoulés et asexués, tels que nous sommes supposés

être) ne pouvons avoir joué aucun rôle majeur à la création de tous ces sons «

immoraux » (mais agréables) sur lesquels on groove actuellement. Non : nous préférons

croire que nous n’avons que les gens de descendance africaine à remercier, ou à

reprocher, pour chaque once de musique « immorale » que nous apprécions.

Il y a, en d’autres mots, le risque que notre projection massive du « défendu », qu’il soit

jugé bien ou mal, sur les peuples noirs d’origine africaine, nous nous embarquions dans

le même genre de processus de projection tel que décrit dans le cas de mon ancêtre

fictif. En nous défaisant de toute responsabilité face à notre propre corporalité musicale,

nous forçons le peuple noir à jouer le rôle absurde du house nigger.39 Nous utilisons

la musique que nous ne croyons avoir, dans notre ignorance, rien en commun avec les

traditions européennes musicales, comme panacée corporelle contre nos propres problèmes

de subjectivité et d’aliénation. C’est peut-être pour cette raison que certains

d’entre nous sont déçus lorsque les artistes noirs ne correspondent pas au stéréotype

comportemental que nous attendons d’eux, si on ne voit pas un tortillement constant du

derrière, si on n’entend pas le discours jive, etc.40 Peut-être c’est pour cette même raison

que certains d’entre nous ne considèrent pas Paul Robeson, Charlie Pride, Nat

King Cole et Milt Jackson comme vraiment « noirs » ou « afro », ou encore qu’on ne

semble jamais attendre d’un musicien noir qu’il écrive une symphonie ou un opéra, ou

autre chose dans laquelle un long procédé thématique est à l’ordre du jour.41 Dans de

tels cas, où nos attentes stéréotypées ne se réalisent pas, nous risquons de ressentir

l’insécurité puisque le status quo de race, de culture et de société est remis radicalement

en question.

samedi 24 avril 2010

Les questions européennes - Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 7/9

the wild magnolias



Les questions européennes

Il est important de se rappeler que la plupart des ouvrages sur la musique des noirs

américains sont écrits par des blancs de la classe moyenne, dont la plupart sont des

libéraux, des radicaux et des européens. Répondant moi-même à cette description, je

trouve qu’il est historiquement compréhensible, bien que loin d’être excusable, que

nous n’en sachions que très peu à propos de l’histoire et de la culture ouest-africaine :

ce fut, après tout, nos ancêtres, pas les leurs, qui ont fait la colonisation et qui ont opéré

le commerce d’esclaves.26 Ceci dit, bien que nous soyons capable de déplorer les

actes oppressifs de nos ancêtres envers les individus différenciables de nous, d’un regard,

par la couleur plus foncée de leur peau, nous semblons demeurer étrangement

ignorants des différentes formes d’oppression en opération depuis longtemps ici en Europe.

Cette ignorance particulière nous empêche, évidemment, de faire des liens entre

l’oppression des Africains par des Européens et l’oppression des Européens par d’autres

Européens, à savoir par ceux qui profitaient le plus du commerce d’esclaves.27 Autrement

dit, nous semblons mal comprendre ou mal connaître notre propre continent et,

tandis qu’il nous semble légitime d’exprimer solidarité et sympathie pour les gens dont

nos ancêtres ont fait des esclaves, nous ne semblons pas exposer la même énergie

philanthropique envers nous-mêmes. Nous serions probablement insultés par notre

propre philanthropie et, de toute façon, qu’est-ce que cette déblatération a à voir avec

le sujet de cette lettre ouverte ?

26. Mon collègue ghanéen, Klevor Abo, réussit à me mettre dans l’embarras chaque fois qu’il citait Chaucer,

Shakespeare et les règles du cricket, tous en un anglais impeccable. Il me remémorait avec douleur le

fait que je ne parle que quelques langues européennes et que je suis absolument nul en Ewe, Ga, Ibo,

Yoruba, Hausa et Ashanti. En plus, je ne peux citer aucun de leurs grands épiques.

27. Il faut se rappeler que la grande majorité des immigrants britanniques en Virginie étaient d’origine très

modeste et que beaucoup d’entre eux ont dû vivre leurs premières années en Amérique du nord comme

des serfs. Voir aussi « Projection et compensation », ci-dessous.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 15

Musique européenne

Bien que la « musique blanche » soit parfois utilisée en tant que pôle opposé à la «

musique noire », la contrepartie amenée le plus souvent par les écrivains blancs à «

musique afro-américaine » est « musique européenne ». Or, la chose la plus étrange à

propos de l’utilisation de ce terme, à part sa définition aussi nébuleuse que celle de la

« musique afro-américaine », est que son sens sous-entendu coïncide avec la vision la

plus réactionnaire, élitiste, conservatrice et simpliste de la musique européenne. Ce

sens implicite du terme n’exprime franchement guère plus qu’une vision exécrablement

fausse, diffusée par une petite clique de patriarches culturels puissants, non pas de la

musique européenne proprement dite, mais d’une petite partie de plusieurs centaines

de traditions musicales européennes. Il me semble, par exemple, bizarre que plusieurs

chevaliers de la bonne cause de la « musique afro-américaine » et plusieurs champions

de l’anti-élitisme et de l’anti-autoritarisme en musique utilisent l’expression « musique

européenne » de la même façon erronée que leurs adversaires élitistes et patriarcaux.

En agissant ainsi, ils ne font pas autant référence à l’âge d’or du classicisme viennois28

qu’à ce qu’un professeur peu talentueux dans un conservatoire de quatrième catégorie

s’est fait dire de penser au sujet de ce que devrait être l’école classique de Vienne. Il

est une caricature fausse et ahistorique, bien que fort répandue, selon laquelle toute la

musique de notre continent et de ses peuples ne consiste que d’un temps carré, des

changements de tempo bien planifiés (surtout des rallentandi, rarement des accelerandi

pour je ne sais quelle raison), une périodicité teutonique en multiples constantes de

quatre, des sections de vents solennellement pétantes, des sons de cuivres fades, des

quatuors claustrophobes, des appoggiatures sucrées, des cordes sirupeuses, des solos

de pianos pompeux, des idéaux sonores d’ensemble homogènes (choral ainsi

qu’orchestral), des divas d’opéra qui hurlent leurs énoncées mélodramatiques en vibratissimo,

des chefs d’orchestre égocentriques et mégalomanes, des musiciens d’orchestre

aliénés et dépendants des caprices musicales de leurs supérieurs, un public

toujours maître de lui- même, tiré à quatre épingles, pour ne pas parler de l’aspect bizarre

soft-porno à la XVIIIe qui caractérise le peu de danse (le ballet) associée à cette

caricature d’une tradition qui, pour beaucoup de gens, ne présente aucun plaisir, aucun

éclat, aucun humour. Au contraire, c’est le Sérieux qui compte dans cette musique «

sérieuse », la Grandeur de ces Grands Maîtres, les valeurs Éternelles et, conséquemment,

l’ Ennui Total.29

On ne peut aborder ici comment une telle caricature d’une tradition musicale jadis

vivante et extrêmement populaire a pu survivre jusqu’à nos jours. Dans ce contexte, le

plus curieux est que plusieurs d’entre nous (« nous » tels que définis ci- haut), professant

être en opposition envers un tel élitisme ignorant, semblons néanmoins, en parlant

de la musique « afro-américaine », avoir opté pour une vision élitiste de la musique de

notre propre continent. C’est une vision qui non seulement fait une parodie totale de la

musique qu’elle canonise (par le seul processus de la canoniser), mais également qui

se moque des musiques proportionnellement à leur proximité dans le temps et l’espace

à la condition de notre propre prolétariat.30

28. Voir plus haut sous « Improvisation » pour plus de commentaires.

29. Hindemith, dans son A Composer’s World , pages 216-221 (1952, New York : Doubleday), présente une

excellente critique de la tradition conservatrice en éducation musicale en général, et des professeurs de

théorie musicale peu talentueux en particulier.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 16

Cette image distordue de la musique européenne a eu des conséquences tragiques.

Cela veut dire, par exemple, que l’on en sait presque aussi peu à propos de la musique

populaire (« folklorique ») britannique de la fin du XVIIe siècle que ce que l’on sait à propos

des musiques ouest-africaines de la même période. On ne peut donc établir aucun

portrait précis des pratiques musicale ou chorégraphique (improvisation, birythmie, accentuation,

ornementation, traitement du bourdon, harmonisations populaires de pièces

modales, timbre vocal et inflexions, etc.), ce qui nous permettrait de mieux

comprendre ce que les musiques « afro-américaines » ou « européennes » peuvent

être. Bien sûr, cela veut aussi dire que les conservatoires préfèrent souvent acheter

deux clavecins fabriqués à la main pour le prix de quatorze synthétiseurs DX7 ou d’un

studio d’enregistrement31 et que plusieurs professeurs (et même quelques élèves) rient

encore quand on propose une bourse de guitare en mémoire de Jimi Hendrix, ou une

série d’ateliers sur l’accordéon (un des instrument les plus largement répandus en Europe),

ou un cours d’ensemble Country & Western. Naturellement, en mettant de

l’avant ce genre de tabous esthétiques sur certains genres, les conservatoires conservateurs

vont ultimement commettre un harakiri culturel.32

En même temps, j’ai le coeur à parier que plusieurs blancs européens adeptes de musique

« afro-américaine », en lisant ces lignes, approuveront probablement la bourse

Jimi Hendrix mais qu’ils ressentiront moins de sympathie pour les ateliers d’accordéon

ou pour l’ensemble Country & Western. Si je gagne ce pari, cela veut dire que l’effet le

plus ironique de cette vision distordue de la musique européenne a été de perpétuer

les règles du jeu esthétisant « x est meilleur qu’y », pour que même ceux qui essaient

de battre l’ancien régime finissent par jouer le même jeu que nos rivaux, au lieu d’en

changer les règles ou d’abandonner complètement ce bizarroïde terrain de sport. Cette

débâcle intellectuelle se produit lorsque l’on parle de la tradition européenne et que l’on

entend par cela, sans le dire bien sûr, la caricature réactionnaire de la musique européenne

qui nous est présentée par des figures comme le professeur de théorie musicale

peu talentueux. En prenant cette position, non seulement on comprend mal et on

falsifie le rôle historique de la tradition musicale classique de ce continent, mais on joue

également dans les pattes de la tradition réactionnaire de l’enseignement que nous

cherchons à améliorer. En tombant dans une position anti-autoritaire mécanique, on

perpétue les idées des autorités malveillantes avec lesquelles on vit une relation de

dépendance oedipienne non-résolue : on ne reste que le fils désobéissant qui ne voit

aucune valeur en lui-même sans la présence d’un père méchant et autoritaire.33 De cette

façon, au lieu de comprendre l’interrelation des traditions des musiques populaires

(folkloriques et ultérieures) et des traditions « savantes » et au lieu de critiquer la façon

par laquelle le peuple est habituellement banni à la périphérie des grands récits cul-

30. Un prolétariat qui souffre à distance constitue généralement un objet de philanthropie beaucoup plus

convenable aux libéraux bourgeois qu’un prolétariat local. Lorsque la classe ouvrière s’approche trop ou

lorsqu’elle devient trop puissante, ses membres sont, bien sûr, moins les bienvenus dans le salon.

31. Comparaison valable en 1987. Aujourd’hui (2005), un seul clavecin de qualité vaut probablement une

cinquantaine d’ordinateurs puissants, tous équipés des logiciels audio et audiovisuels les plus avancés.

32. Genre dans le sens décrit par Franco Fabbri dans « A Theory of Musical Genres : Two Applications »,

Popular Music Persperctives : 52-81, réd. David Horn et Philip Tagg. IASPM : Göteborg and Exeter

(1982).

33. Notre-père-qui-est-à-New York? Washington? L.A? London? Oxford? Cambridge? Vienne? Frankfurt?

Wittemburg? Genève? Rome? Québec? En Ontario (le « maudit dieu anglais » des québécois)? À

l’école? À l’église? À l’université? À la télé? Dans des livres sur la « musique afro-américaine »?

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 17

turels, on se sent contraint d’adopter la définition de notre père autoritaire haï concernant

la localisation du « centre » et de ce qu’il représente. On semble être soit peu

disposé, soit aveugle ou trop paresseux pour voir que l’histoire de la musique a créé

d’autres processus, d’autres lignes de développement que ceux propagés par les institutions

conventionnelles, que ce soit un collège de musique, une maison de disques,

ou des leçons d’histoire à l’école. On peut facilement commencer à penser dans les

termes d’Adorno en nous imaginant les habitants d’un Chung Wa34 élitiste et eurocentriste

qui ne nous plaît pas du tout. Cependant, au lieu de déménager dans ce qu’on

imagine ignoramment être la « périphérie » — un Randgebiet par rapport au pouvoir

central –, on projette ses espoirs et ses frustrations sur des peuples éloignés que le

même pouvoir central avait déjà réduit en esclavage. En déviant le regard ailleurs, on

ne voit pas que ces « périphéries » (Randgebieten) dans le vieux régime, dont les symboles

dans ce discours étant Adorno et le professeur de théorie musicale de quatrième

catégorie, constituaient plutôt des centres de pouvoir. En d’autres mots, le fait que l’on

nous ait enseigné une histoire de la musique européenne à travers des livres qui

réservent deux cent pages à la quasi falsification de la musique classique européenne

et aucune page aux traditions populaires, ne doit pas logiquement nous amener à utiliser

cette étrange vision du monde musical comme point de repère dans nos réflexions

sur la musique européenne, encore moins sur celle des États-Unis, pour ne pas parler

des traditions musicales au Brésil ou au Jamaïque. De même, il est difficile de s’imaginer

que la culture musicale dominante populaire dans notre partie du monde aujourd’hui

puisse remonter à une notion tordue des positions relatives, en termes

géographiques et sociaux, d’un « centre » et d’une « périphérie ».

Les raisons de cette objection sont simples. La musique se développe à l’intérieur des

gens, entre des gens ou entre des groupes de gens, avec leurs conditions de vie et

avec leur position dans les forces productives de la société, beaucoup moins par rapport

à des tabous esthétiques, que ceux-ci soient de nature élitiste démodée ou élitiste

dans le vent. Il est d’autant plus logique que deux phénomènes qui, du point de vue

adornien, appartiendraient à la « périphérie » — la musique populaire et rurale britannique

( à la marge occidentale ) et le gesunkenes Kulturgut de l’Europe Centrale ( profondeurs

de banalité par rapport aux hautes valeurs de la musique « pure » ) — se

soient combinés si fructueusement avec les habitudes musicales encore plus marginales

(exotiques à l’os!) des esclaves descendant des peuples ouest-soudaniques ; ces

trois traditions « marginales » constituent les fondations de la culture musicale globale

dominante des quarante dernières années du XXe siècle.

Il se peut que l’un des obstacles les plus importants à ce genre de raisonnement moins

eurocentriste ait été que ceux parmi nous qui déploraient les vieilles notions du « Vrai

Génie » de « l’Art » de la Wertästhetik, etc. aient trouvé de nouveaux maîtres à servir

en inventant de nouveaux épithètes pour l’« Authenticité » et la « Vérité ». Nous remplaçons

l’obsession « classique » des « vraies qualités artistiques » et le fascination « folklore

» pour l’« authentique » par des équivalents « populaires », tels « street credibility

»,35 « expression vraiment populaire », « le dernier », « numéro un dans les charts »,

34. Chung Wa veut dire « Chine » en chinois et signifie « Terre centrale » ou terre dans le milieu ( la terre où

se trouve le milieu, ou, dans les termes de Coca-Cola, la terre qui est it). Tous les autres endroits et les

gens sont à l’extérieur : nous sommes à l’intérieur : le milieu, le centre, l’omphalos (= navet). Toute

chose et tout individu tourne autour de nous et non l’inverse.

35. Le cachet du branché?

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 18

« vraiment commercial », « anti-autoritaire », « expression authentique de la classe

ouvrière », « chantable », « dansable », etc. Si on écoute la « preuve » musicale de

l’excellence de ces derniers concepts souvent mutuellement contradictoires, on ne se

couche guère plus intelligent qu’après avoir entendu la « preuve » de la supériorité musicale

de Schönberg par rapport à Respighi. Je pense que « musique noire » et « musique

afro-américaine » sont aussi des termes qui courent un grave risque de

fétichisation esthétique. Ce processus de fétichisation ou d’idéalisation contient aussi

d’autres ingrédients, lesquels demandent quelque discussion.

vendredi 23 avril 2010

Les questions africaines - Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 6/9


Koffi Olomide


Les questions africaines


Si, après toutes ces objections, on insiste sur l’utilisation des termes tels musique «

noire » et « afro-américaine » en parlant de la musique populaire aux É.U.A., portons

un regard sur la relation africaine, afin de voir si on peut être un peu plus rigoureux en

ne parlant pas seulement d’ « improvisation », de blue notes, d’ « appel et réponse »

et de « syncope » lorsque l`on en vient à déterminer ce qui est réellement « noir » ou «

africain » dans cette musique, à laquelle nous faisons référence à travers ces termes

de notre cru. Dans le but de mieux connaître les différences entre les traditions euro-

22. L’art de l’improvisation ne s’est jamais éteint parmi les organistes d’église en Allemagne, en France ou

en Angleterre. On devait jouer jusqu’à ce que la mariée ou le cercueil ou le prêtre daigne se montrer et

on devait terminer de façon appropriée ni avant ni après ce moment. Puisqu’il n’y a pas de composition

valable qui contient des cadences finales garanties à toutes les vingt secondes, on n’a pas, comme

organiste, d’autre alternative que d’improviser.

23. Peut importe si nous faisons référence à la composition ex tempore in toto ou à l’ornementation ou

l’altération ex tempore de cadres mélodique, rythmique ou harmonique, l’improvisation faisait partie de

la tradition musicale classique européenne, spécialement au temps de la grande émigration de nord

européens vers le Nouveau monde.

24. On peut distinguer entre deux catégories générales d’immigrants britanniques au Nouveau Monde pendant

le XVIIIe siècle : [1] les artisans bien qualifiés et les commerçants assez prospères qui vont peupler

la Nouvelle Angleterre, soit 30% du total ; [2] les hommes pauvres, souvent assujettis, en tant que «

criminels » ( normalement du braconnage pour ne pas crever de faim ), à un contrat féodal, pendant plusieurs

années, au service soit de « la couronne », soit d’un seigneur colon ; cette catégorie d’immigrants,

dont la bonne moitié des écossais après la suppression de la rébellion jacobite, équivaut à 70%

des immigrants britanniques en Amérique du nord pendant le XVIIIe siècle.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 13

péennes et africaines et ainsi établir de réelles preuves musicologiques pour la viabilité

de nos termes, il faudra retourner au XVIIe et au début du XVIIIe siècle et se demander

quelle sorte d’improvisation, quelles sortes de techniques d’appel et réponse, quelles

sortes de pratiques rythmiques et mélodiques, etc. étaient pratiquées aux Îles Britanniques

et dans les régions de la savane ouest africaine. Je suis certain que nous pourrions

trouver d’importantes différences si nous pouvions répondre à ces questions.

En prenant tout d’abord le cas de la relation africaine on doit cerner ce que les esclaves

ont emporté avec eux au Nouveau monde et comment cela a-t-il interagi avec ce que

contenait le bagage européen. Afin de savoir cela, il faut savoir quels peuples africains

ont été emmenés au Nouveau monde, en quel nombre, où ont-ils abouti et quels Européens

ont-ils eu à côtoyer. Ensuite, il faut savoir si la musique utilisée en Afrique aujourd’hui,

par ces peuples fournissant des esclaves au Nouveau monde au cours du

18e siècle, est la même qu’elle était ou si elle a subi quelque changement que ce soit.

Il faudrait ensuite connaître les conditions sociales des esclaves nouvellement arrivés,

les processus d’assimilation et d’acculturation qu’ils ont subi, dans diverses régions du

sud des États-Unis et, sur ces bases, isoler les éléments musicaux strictement africains

dans les genres plus acculturés des 18e et 19e siècles. Or, si cela constitue le travail

de recherche d’une vie pour une équipe d’au-delà de cent enthousiastes compétents

travaillant à temps plein, nous pourrions toujours opter pour une solution plus pragmatique,

débutant de l’hypothèse que la musique « afro-américaine »25 est l’ensemble des

dénominateurs communs musicaux trouvés sur les enregistrements étiquetés par le «

business » musical états-unien comme race, R&B, soul, blues, etc. Ceci nous amènerait

à définir « afro- américain » de la même façon que l’industrie détermine un groupe

cible (musique pour «états-uniens afro-américains »). Cela peut sembler pratique, mais

nous nous heurterons aux mêmex problèmes que ceux mentionnés plus tôt. Inclurionsnous

le jazz traditionnel, qui a eu un auditoire blanc prédominant depuis la guerre?

Qu’en est-il du « Motown » et de sa majorité d’auditeurs blancs depuis le milieu des années

soixante? Que dire du be-bop du « cool » et « modern jazz »? Est-ce que Lester

Young se qualifie et pas Stan Getz? Que faire avec Bix Beiderbecke, Django Reinhardt,

Gene Krupa et Benny Goodman? S’ils sont « blancs », pourquoi Duke Ellington est-il «

noir »? Où se trouve (encore une fois) Lionel Richie et (une fois pour toutes) Michael

Jackson? Est-ce seulement la voix de Bessie Johnson qui est « noire » et ses musiciens

tous « blancs »? Le ragtime est-il une musique vraiment « noire »?

De telles incongruités rendent le terme musique « noire » très problématique, autant

que celui de musique « blanche » et je pense qu’il est temps de fausser compagnie à

quiconque veut encore utiliser le terme. Par ailleurs, les difficultés d’une origine continentale

non établie pour les styles variés alimentant la tendance en musique populaire

états-unienne, émet également des doutes sur la validité du terme «musique afroaméricaine

». Ce doute s’explique par le fait que si personne ne sait exactement quelle

musique les africains ont emmenée avec eux aux États-Unis — une priorité primordiale

de recherche —, il est impossible de dire ce qui est spécifiquement « afro » dans la musique

« afro-américaine ». De plus, le terme esquive une importante question de définition

: qu’est-ce qu’il y avait de déjà « américain » auquel on pouvait ajouter le préfixe

« afro » lorsque nos aïeux commençaient à déporter en masse les esclaves dans les

colonies. N’y avait-il vraiment rien d’ « africain » dans la musique avant qu’elle ne devi-

25. Je devrai bientôt abandonner « musique noire » comme terme viable sur les bases des arguments présentés

à date et immédiatement après ce point.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 14

enne « américaine » ? Ou, inversement, les traditions musicales britanniques et

françaises, sont-elles aussi répandues et acculturées en 1720, en Amérique du Nord,

qu’elles auraient pu alors se qualifier d’ « américaines » plutôt qu’anglaises ou françaises

? Cette question exige évidemment une réponse négative : comme veut-on qu’un

telle acculturation ait pu avoir lieu aussi rapidement dans des colonies envoyées au loin

sur un immense continent sans journaux, sans réseau routier, sans chemins de fer,

sans téléphone, sans radio et sans télévision ? En fait, « afro-américain » implique que

les gens d’origine raciale africaine n’aient joué aucun rôle dans la création de la partie

« américaine » de la musique « afro-américaine », tout comme « euro- américaine »

impliquerait que les styles de musique européens se soient greffés à un ensemble fixe

prédéterminé de musiques « américaines », lesquelles n’ont une origine ni indigène ni,

comme nous venons de le voir, africaine. Les questions clé sont donc : à quel moment

de l’histoire et dans quelle région des É.U.A. la musique « américaine » est-elle censée

avoir été établie ? Et cette musique « américaine » (états-unienne), comment se distingue-

t-elle des musiques des autres (sous-) continents afin d’être qualifiable des préfixes

« afro- » et « euro- » ? En d’autres mots, quelles caractéristiques l’ensemble des

musiques appelées « américaines » possède-t-il, pour que les termes musiques « euro-

» et « afro-américaines » aient quelque substance ?