mercredi 21 avril 2010

La musique afro-américaine - Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 4/9

Bob Marley

La musique afro-américaine


Mon dictionnaire définit « afro-américain » (adj.) comme suit : « dénotant ou relatif aux

nègres américains, à leur histoire, à leur culture. » Il est clair que cette définition sera

considérablement restreinte, si, par « afro-américain », on entend une personne noire

vivant aux É.U.A. Nous allons donc devoir exclure tout le monde en provenance de Tijuana

et de Santiago de Cuba jusqu’au Cap Horn (la majorité des afro-américains),

peut-être même les afro-américains canadiens.11 Mais ce n’est peut-être même pas

assez restrictif, dans la mesure où on ne préfère pas incorporer les pratiques musicales

des états-uniens afro-américains de classe moyenne de la Nouvelle-Angleterre à la

musique « afro-américaine ». On serait peut-être aussi tenté d’exclure The Fisk Jubilee

Singers, Scott Joplin, Paul Robeson, Charlie Pride et Nat King Cole. Nous pourrions

également considérer bannir Prince et Lionel Richie — sans oublier tous les « b-boys

» du hip-hop influencés par Kraftwerk12, aux régions de l’« euro-américain » ou du «

blanc ». Si c’est là, en tout ou en partie, ce que nous voulons, nous aurions à limiter

encore plus le sens de « noir » et d’« afro-américain », en ne nous concentrant que sur

certains groupes de gens à la peau foncée, à certains moments et seulement à certains

endroits aux États-Unis. En lisant entre les lignes de ce qui semble fréquemment sousentendu

par « noir » ou « afro-américain », nous risquons de nous concentrer sur les

noirs états-uniens vivant dans le sud ou bien sur ceux dont un ancêtre aurait pu se trouver

dans cette partie des États-Unis. Cela peut très bien se rapprocher de ce que les

écrivains prenaient pour acquis comme définition ; mais celle-ci s’éloigne des définitions

du dictionnaire de « noir » et « afro-américain » au profit de celle-ci : les descend-

11. Le syndrome « Monde=É.U.A. » dénote un symptôme encore plus particulièrement « américain » Mon

dictionnaire (anglais, bien sûr) a ceci à dire pour Amrican (notez l’ordre des deux définitions données) :

»1.provenant ou relatif aux États-Unis d’Amérique, ses habitants, ou leur forme d’anglais. 2. provenant

ou relatif au continent américain ». Cela veut dire que si l’on n’accepte pas que les États-Unis soient le

monde, nous avons quand même une chance de prendre une opinion plus modérée, i.e. qu’en disant «

Amérique » nous voulons dire par là qu’une seule de ses vingt-sept nations constituantes, ou le tiers de

sa population totale (le syndrome « Amérique= É.U.A. »). Encore plus étrange, le phénomène que la

langue anglaise ne possède aucun adjectif correspondant à la première définition d’ « américain »

présentée dans mon dictionnaire, i.e. il n’y a pas d’équivalent à l’adjectif italien statiunitense comme

dans il governo statiunitense, à moins d’utiliser « US » à titre d’expression comme « US government »

ou « the US army ». Par ailleurs, même s’il est possible de dire « US Blacks », « US Whites », ou encore

« US popular music », alors que j’ai essayé constamment d’utiliser le nom « US american » pour nommer

un habitant des États-Unis, évitant ainsi l’ambiguïté entre « Amérique= États-Unis » et « Amérique=

Amérique », ce serait bizarre d’utiliser des expressions sémantiquement adéquates mais maladroites

telles « Afro-US music ». C’est pour cela que j’ai utilisé des tournures de phrase plus longues, telles « of

black US-Americans » et une ou deux fois « US Afro-Américan ». C’est une question de respect. Les

Latino-américains sont-ils disqualifiés au titre d’Américains? Et que dire des Inuit, des Amérindiens et

des Québécois? Il est également important de noter que « l’autre côté » (l’Union Soviétique) n’est

jamais nommée par le(s) continent(s) du(des)quel(s) elle fait partie, mais qu’elle est fréquemment mise

en référence, pas par le nom de l’état-nation qu’elle forme, mais par une des parties constituante de

cette nation (la Russie), cela diminuant sa taille et son pouvoir à travers la magie du langage. Il devrait

être pris en note que les soviétiques vivant dans une nation appelée « Sovetskii Soyuz » n’ont jamais

référé à leur territoire en tant qu’ « Evropa », « Azii » or « Evrasii ».

12. cf. David Toop, The Rap Attack :128-131. London : Pluto Press (1984).

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 7

ants africains du prolétariat rural ou urbain, vivant aux États-Unis, le plus souvent de

tradition culturelle des états du sud.

Nous comprenons donc maintenant le concept racial « noir » et le concept ethnique «

afro-américain », non seulement directement ou indirectement lié à la couleur de la

peau de gens produisant de la musique qualifiée par l’adjectif en question, mais également

liée à des emplacements géographiques, sociaux et historiques, lesquels, à l’exception

de « descendant africain » ne sont pas spécialement « noirs » (les É.U.A., le

sud, « rural », « urbain », « prolétariat », « tradition culturelle »). Si c’est ce qu’on voulait

dire en utilisant ces termes, il aurait été courtois de le clarifier dès le départ.

Les implications historiques de cette nouvelle définition sont également problématiques.

À quel temps et dans quel(s) endroit(s) la musique est, ou était-elle, « vraiment

noire » ou « authentiquement afro-américaine »? À Charleston, en Caroline du sud, en

1760, quand certains esclaves de la seconde génération étaient violoneux de jig et de

reel appréciés et recherchés ? En 1850 dans un rassemblement de baptistes en Géorgie?

Au tournant du siècle dans les bars à ragtime ou dans les rues de la Nouvelle-Orléans?

En 1920 quand le label Bluebird enregistrait Atlanta street blues joué sur le

violon et le banjo ou dans la Jug Band Music des années trente à Memphis? Ou bien,

ne trouve-t-on pas la « vraie de vraie » des expressions de la musique « noire » ou «

afro-américaine » dans la région de la rivière Yazoo dans les années 20-30? En tant

qu’adolescent noir amateur de Lionel Richie à Minneapolis, Omaha ou Seattle, est-ce

que mon père ou son père doivent s’être trouvé dans un club de Chicago « South Side

» dans les années cinquante ou avoir travaillé au « Dockerey’s » dans les années quarante?

Faut-il que mon grand-père ait été incarcéré à Parchman Farm pendant les années

vingt pour que ma musique soit considérée « noire » ou « afro-américaine »? Mes

arrières grands-parents doivent-ils être des descendants des peuples Awuna, Senufo,

Wolof, Ga, Ewe ou Ashanti, ou puis-je être un métissage, ou dois-je avoir du sang griot

pour que ma musique soit qualifiée d’ « afro »? En tant qu’adolescent noir vivant aujourd’hui

à Boston, en tant que travailleur d’usine à East St-Louis juste après la guerre,

ou à Atlanta dans les années 20, ou bien même en tant qu’esclave dans les plantations

de tabac en Caroline du Sud dans les années 1780, quelle est ma relation avec la musique,

si ce n’est d’être qualifiée de vraiment « noire »ou « afro », jusqu’à quand et

jusqu’où la musique « noire » ou la vraie musique « afro-américaine » est-elle supposée

avoir existé? Et si toutes ces musiques de tous les temps, incluant Nat King Cole à Las

Vegas, Prince à Portland, Lionel Richie à Bakersfield, pour ne pas parler de la musique

zydeco, sont « noires » ou « afro-américaines », qu’ont-elles en commun musicalement?

13 Et si la réponse est « pas grand-chose », alors quel est donc le but d’utiliser

ces termes? Et si je passe à côté du but en posant ces questions, quel est le but des

termes?

13. Il est intéressant de noter que le terme anglais zydeco, déformation du mot français zarico, à son

tour l’orthographe populaire de « [le]s haricots » , dénote un genre de musique populaire louisiannaise

normalement associée aux noirs, tandis que l’étiquette Cajun, déformation anglophone de l’adjectif acadien,

s’applique à un ensemble de musiques très similaire associé aux blancs de la même région. La fixation

états-unienne sur la race au détriment des autres traits d’un individu ou de sa culture, prend des

proportions très bizarres, même aujourd’hui. Par exemple, les termes quadroon (personne dont un

grandparent était noir) et octoroon (un arrière-grandparent noir) s’utilisent toujours aux É-U où, d’ailleurs,

chacun qui fait une demande de passeport ou d’emploi est obligé de cocher, sur le formulaire pertinent,

sa race — indigène, caucasienne, noire, hispanique, asiatique, biraciale, etc. — tandis qu’au

Canada, dont le population est aussi multiculturelle que celle des É.-U., le même paramètre d’identité

personnelle n’est jamais présent. Merci à Gwyn Pitre (texanne résidente à Montréal) de m’avoir fourni

ces informations.

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