dimanche 25 avril 2010

Projection et compensation - Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 8/9


Robert johnson


Projection et compensation


Dans le but de dresser un meilleur portrait de quelques-uns des mécanismes possibles

de l’idéalisation blanche de l’ « afro » dans la « musique afro- américaine », laissons

supposer cet ancêtre fictif qui est le mien, un apprenti cordonnier et braconnier à ses

heures, venant du Northamptonshire, qui, après avoir purgé une courte sentence en

prison, est envoyé aux colonies américaines. Après quelques années passées en servitude

au service d’un représentant de la couronne en Virginie, il part dans les bois

reculés des Appalaches, où il déboise une terre et commence une petite plantation. Il

contracte des emprunts considérables pour la propriété, l’équipement et les matériaux

de construction. Il se marie et se retrouve avec trois enfants en peu de temps. Il a quatre

bouches à nourrir en plus de ses dettes à payer. Il doit travailler du matin au soir tous

les jours de l’année. Il vaut mieux planifier ses affaires plus prudemment : pas d’autre

grosse dépense, une meilleure rotation des récoltes, mais… peut-être qu’une nouvelle

grange pourrait résoudre les problèmes d’entreposage?... Si seulement il pouvait se

trouver de la main-d’oeuvre en plus, il pourrait produire et vendre davantage. Il achète

donc son premier esclave. La production croît remarquablement. Il investit alors sur

deux autres esclaves, un mâle et l’autre femelle. S’ils ont des enfants vite et souvent, il

n’aura plus d’autre dépense de capital à faire sur les esclaves. Le manque de travail

est maintenant la seule chose qui le retient…

… « [À] part de leur travail, ils [les nègres] étaient demandés d’engendrer d’autres esclaves;

les hommes travaillaient, les femmes étaient en travail. L’amour jouait un bien petit rôle làdedans

: les couples se rencontraient aux ordres du propriétaire de la plantation »… « Les

esclaves étaient classifiés en dessous du bétail et lorsqu’ils étaient vendus à la place des

enchères ils avaient à subir les examens les plus humiliants et déshumanisants, lesquels

étaient d’abord destinés à prouver leur force et leur potentiel de procréation. Avec l’étalon

nègre est venue la conception du « big buck nigger » qui lui inférait un statut sous-humain

distinct. Les mères fécondes et les mâles fertiles étaient les biens de leur propriétaire qui les

élevaient comme ils élevaient le bétail. »36

Alors, si le profit de mon ancêtre allait augmenter, il allait lui-même devoir épargner et

planifier prudemment et en même temps essayer de faire en sorte que ses esclaves se

multiplient comme des lapins. Puisque la procréation au sein des esclaves était, pour

des raisons commerciales, un facteur si important et puisque des visions d’abord Puritaines

sur la sexualité dominaient au sein des blancs dans le sud rural, il est peu surprenant

que mon ancêtre projette la plupart de des ses propres fantasmes sexuels sur

les noirs. Bien que l’adage « fait aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent » soit

tombé tout droit dans le fossé, il vivait dans une crainte considérable des décrets

36. Paul Olivier, The Meaning Of The Blues : 131-133. Toronto : Macmillan, (1960), amène un historique de

la poésie sexuelle du blues. On pourrait traduire big buck nigger par « grand nègre géniteur ».

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 19

moraux stricts de son église. Tout en portant son « fardeau sexuel du petit blanc », il

utilisait un argument circulaire qui mettait la charrue devant les boeufs pour doublement

justifier qu’il traite les gens noirs comme des animaux : en ne tenant pas compte du fait

qu’il les encourage et les force à la promiscuité, il prenait la liberté de raisonner que puisqu’il

était un homme si chaste et puisqu’ils étaient si immoraux, alors, ils devraient être

des animaux et, puisqu’ils sont des animaux, il doit avoir le droit de les forcer à une plus

grande promiscuité.

Cette situation ne peut guère avoir présenté à mon ancêtre fictif l’équation psychologique

la plus facile à résoudre. Là, sur le pas de sa porte, il y avait son big buck nigger

semant son avoine proverbiale d’un champ à l’autre alors que lui a été élevé en one

woman man, qui habite avec une one man woman , laquelle avait acquis dieu seul sait

combien de peurs et de culpabilité envers le sexe. Pas étonnant que nos aïeux imaginaient

les hommes noirs avec de plus gros membres aussi bien qu’avec de plus grands

désirs et une plus grande potentialité sexuelle que nous pensions être autorisé à avoir,

ne serait-ce qu’en pensée. Pas étonnant non plus que nous ayons projeté sur les

femmes noires le genre d’attributs de nymphomanes insatiables, lesquels nous étions

apeurés que Dieu découvre que nous en ayons seulement rêvé. Ceci a également été

utilisé comme un autre lien dans l’argument circulaire de « supériorité » raciale. Cela

voulait dire qu’on se voyait encore plus ascètes et encore plus éloignés de « leur » statut

en tant qu’animaux. Ils faisaient toutes les « vilaines » et « sales » affaires, autant

dans le travail que dans le sexe, et nos désirs sexuels étaient souvent étouffés, pervertis

ou criminalisés. Une bonne façon de se débarrasser de cette culpabilité était de la

projeter sur nos esclaves. En ce sens, nous pouvions rester « propres » et ils resteraient

« sales » aux yeux des autorités culturelles, sociales, religieuses et politiques auxquelles

nous croyions devoir obéir. Inversement, si nous avions été encouragés à

respecter et apprécier notre propre sexualité au lieu d’en avoir peur, il y aurait eu une

raison de moins pour traiter les esclaves comme du bétail. L’oppression de la sexualité

parmi les blancs et sa projection37 sur les noirs semblent donc avoir été parmi les liens

vitaux dans la chaîne de l’oppression, faisant de l’esclavage dans le Nouveau monde

une entreprise qui marchait bien. Grâce à sa propre oppression sexuelle, mon ancêtre

fictif « connaissait » trop bien où il se définissait moralement en relation à ses

supérieurs (un misérable pécheur aux pensées malsaines) et, à travers sa projection

de culpabilité et de désirs, par rapport aux esclaves. De cette façon, le statu quo d’une

société raciste a pu être préservé et perpétué plus efficacement.

Il y a, à mon avis, le risque qu’un processus de projection similaire entre en jeu, lorsque

les termes « musique afro-américaine » et « musique européenne » sont utilisés sans

définition claire. Parfois nous semblons attribuer aux gens à la peau foncée — africains

autant qu’afro-américains — toutes les notes, tous les timbres et rythmes « sales- etvilains-

mais-agréables », lesquels nous imaginons que quelque mystérieux « notrepère-

blanc-qui-est-en-Europe-que-son-art-soit-sanctifié » nous ait interdit de produire

(nous, misérables, insignifiants, carrés et européens).38 Nous pensons même, grâce

aux falsifications historiques de ce personnage paternel — pour les raisons encore

inconnues auxquelles nous semblons encore croire — , que les gens de notre teinte

37. Il est également possible d’émettre l’idée de projection à l’intérieur du concept de Stierlin de « délégation

», dans le sens de remettre aux autres ce que tu ne peux ou ne veux posséder toi-même. En ce

cas, nous parlerions d’une « délégation au niveau de l’identité » du propriétaire d’esclave à son « big

buck nigger ».

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 20

maladive n’ont jamais produit aucune note, aucun timbre ou rythme sale-et-vilain-maisagréable

et que nous ( petits blancs refoulés et asexués, tels que nous sommes supposés

être) ne pouvons avoir joué aucun rôle majeur à la création de tous ces sons «

immoraux » (mais agréables) sur lesquels on groove actuellement. Non : nous préférons

croire que nous n’avons que les gens de descendance africaine à remercier, ou à

reprocher, pour chaque once de musique « immorale » que nous apprécions.

Il y a, en d’autres mots, le risque que notre projection massive du « défendu », qu’il soit

jugé bien ou mal, sur les peuples noirs d’origine africaine, nous nous embarquions dans

le même genre de processus de projection tel que décrit dans le cas de mon ancêtre

fictif. En nous défaisant de toute responsabilité face à notre propre corporalité musicale,

nous forçons le peuple noir à jouer le rôle absurde du house nigger.39 Nous utilisons

la musique que nous ne croyons avoir, dans notre ignorance, rien en commun avec les

traditions européennes musicales, comme panacée corporelle contre nos propres problèmes

de subjectivité et d’aliénation. C’est peut-être pour cette raison que certains

d’entre nous sont déçus lorsque les artistes noirs ne correspondent pas au stéréotype

comportemental que nous attendons d’eux, si on ne voit pas un tortillement constant du

derrière, si on n’entend pas le discours jive, etc.40 Peut-être c’est pour cette même raison

que certains d’entre nous ne considèrent pas Paul Robeson, Charlie Pride, Nat

King Cole et Milt Jackson comme vraiment « noirs » ou « afro », ou encore qu’on ne

semble jamais attendre d’un musicien noir qu’il écrive une symphonie ou un opéra, ou

autre chose dans laquelle un long procédé thématique est à l’ordre du jour.41 Dans de

tels cas, où nos attentes stéréotypées ne se réalisent pas, nous risquons de ressentir

l’insécurité puisque le status quo de race, de culture et de société est remis radicalement

en question.

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