mardi 20 avril 2010

Musique « noire » et musique « blanche » -Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 3/9

Larry Heard

Musique « noire » et musique « blanche »


Bien que ces termes colorés apparaissent rarement sur papier, ils reviennent souvent

dans les discussions. La musique « noire » est mentionnée plus fréquemment que la

musique « blanche », probablement pour les mêmes raisons que les expressions « histoire

des femmes » ou « musique des femmes » feront moins sourciller qu’ « histoire

des hommes » ou « musique des hommes » ( mais cette dernière formulation est-elle

réellement s’usage dans notre partie du monde?). Ce genre de termes se rapporte à

l’hégémonie de la culture de l’utilisateur, d’où le fait que « musique des hommes » et

musique « blanche » semblent plus étrange dans une culture dominée par les hommes

blancs que « musique des femmes » ou musique « noire » : ils sont l’exception et nous

sommes la règle. Ils ont besoin de carte d’identité, pas nous. Mais si nous ne sommes

pas entièrement satisfaits de la culture à laquelle nous appartenons – et cela transparaît

par le choix des termes révélant notre habitat socioculturel – nous devrions être au

fait de la raison pour laquelle nous utilisons ces termes et savoir ce qu’ils veulent réellement

dire.

Définitions générales

« Noir » est une couleur. Son opposé est le blanc. « Noir » ( Black, substantif avec un

B majuscule initial ) se définit comme suit :

« un membre d’une race à la peau foncée, spécialement un nègre (=un membre d’un ou

l’autre des peuples indigènes à la peau foncée originaire d’Afrique et leurs descendants

d’ailleurs) ou un aborigène australien ».4

« noir » ( black, B minuscule ) s’utilisé comme adjectif signifiant : « aux noirs ou relatif

aux noirs ». En se rapportant à ces définitions, la musique « noire » voudrait dire la musique

des noirs ou relative aux membres d’une race à la peau foncée, spécialement

d’un des peuples indigènes d’Afrique ou leurs descendants d’ailleurs, ou un des peuples

aborigènes.

4. The New Collins Concise English Dictionary . Londres, 1982.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 4

« Blanc » ( White en tant que substantif avec un W majuscule ) est défini comme « un

membre de la race caucasienne », tandis que la même parole ( cette fois white, adjectif

avec un W minuscule initial, ) signifie :

« dénotant ou appartenant à la race au teint clair de l’espèce humaine, ce qui inclut les peuples

indigènes de l’Europe, de l’Afrique du nord, de l’ Asie du sud-ouest et du sous- continent

indien ou un membre de ce groupe ethnique) »

« Blanc » ( white ) peut également être utilisé comme adjectif désignant « une personne

d’ascendance européenne ou, dénotant ou relatif à un blanc ou aux blancs ».5

En se référant à ces définitions du dictionnaire, clairement raciales (mais non racistes)

de « noir » et « blanc », il serait nécessaire, en utilisant des termes tels musique noire

ou musique blanche d’établir des liens physiologiques entre la couleur de peau des

gens et la sorte de musique qu’ils font. Je n’insulterai pas le lecteur en suggérant qu’ils

arborent ou que j’arbore des hypothèses racistes, mais il doit être clair que si l’on utilise

« noir » et « blanc » en tant qu’adjectifs qualifiant la musique, et que si l’on ne définit «

noir » et « blanc » par aucun autre sens que celui fourni par le dictionnaire, nous devrons

établir des liens entre, d’un côté, les qualificatifs raciaux (définition du dictionnaire),

et de ce fait des qualificatifs physiologiques « noir » et « blanc », et, de l’autre,

l’ensemble des faits culturels appelés « musique » tels que produits et utilisés par les

noirs et les blancs. Si nous n’avons pas de définition culturelle claire de « noir » et «

blanc » et que nous considérons la « musique » comme une chose destinée à être

écoutée plutôt que vue — cela impliquant que la musique elle-même ne possède aucune

couleur, ni « noire », ni « blanche », ni autre — alors, nous n’avons aucune base

logique pour une définition culturelle, que ce soit pour la musique « noire » ou « blanche

». Pour justifier l’usage de tels termes, nous devrions émettre des preuves physiologiques

de l’appartenance musicale, et non des preuves culturelles. Pour résumer,

ne pas être en mesure de fournir des définitions culturelles efficaces pour « noir » et «

blanc », en parlant de la musique « noire » ou « blanche », équivaut à poser l’hypothèse

raciste qu’il y a des liens physiologiques entre la couleur de peau des individus et la

sorte de musique que ces individus produisent.

En utilisant le terme « musique noire » pour désigner le dénominateur commun des

musiques produites par les « membres d’une race à la peau foncée, spécialement des

peuples indigènes d’Afrique ou leurs descendants d’ailleurs, ou des peuples aborigènes

australiens », nous allons nous heurter à une abondance d’ incongruités musicologiques.

Cela veut dire que l’on devra considérer un éventail de musiques aussi

hétérogènes que celui couvert par les musiques « asiatiques », « européennes », «

blanches » ou « jaunes ». Cela veut également dire que plusieurs caractéristiques musicales

fréquemment étiquetées « noires », telles les blue notes, la polyrythmie, la birythmie,

les mélismes pentatoniques ( voir ci-dessous ) devront toutes être exclues des

dénominateurs communs structurels de la musique « noire », parce qu’une, l’autre ou

plusieurs de ces caractéristiques n’apparaissent pas dans certaines musiques mauritaniennes,

éthiopiennes et africaines du sud ou du sud-est. Si nous ne sommes toujours

pas préparés à abandonner l’idée que de telles caractéristiques incarnent la négritude,

nous n’avons donc qu’à impérieusement disqualifier un bon nombre de personnes

noires, aussi bien en Afrique qu’ailleurs dans le monde, en les définissant comme

blanches ou d’une autre teinte. Employer « noir » pour faire référence à certaines per-

5. The New Collins Concise English Dictionary . Londres, 1982.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 5

sonnes noires et pas d’autres implique, donc, une restriction sévère du terme « musique

noire », comme on le fait lorsque l’on n’entend par cela que la musique des gens

à la peau foncée des États-Unis d’Amérique et de nulle part ailleurs dans le monde. En

effet, c’est précisément ce genre de signification qui était sous-entendue — bien que

rarement déclarée ouvertement et encore moins définie — pratiquement chaque fois

où je suis tombé sur ce terme. Cette signification sous-entendue de « noire » est non

seulement restrictive ; elle est également ethnocentriste.

L’idée que « noir » signifie noir des É.U. exprime le même type d’arrogance que l’on

trouve en d’autres occasions dans le « monde merveilleux » de l’usage de la langue

anglaise états-unienne d’après-guerre. Je me réfère ici à des mots tels world (monde),

comme dans le World Trade Center, Miss World, ou la World Bank ( Banque Mondiale

) : aucun de ces trois « mondes » n’incluait [en 1987] le 35% socialiste de la population

mondiale.6 La notion magique « Monde= États-Unis » revient fréquemment dans les

chansons populaires américaines, telle Dancing In The Street dont les villes du «

monde » sont énumérées comme étant Chicago, New York, L.A., New Orleans, Philadelphia

et la Motor City7, ainsi que dans un succès récent du style « chantons en

choeur pour la charité » qui a montré, d’une manière embarrassante, la même arrogance

: USA for Africa (les artistes, le projet)8 « était » le monde puisque l’on chantait

« We are the world ».9. Utiliser « noir » pour faire référence au peuple de descendants

africains vivant aux É.U. et nulle part ailleurs ne fait qu’illustrer d’une autre manière

l’équation douteuse« monde= É.U.A. » Il s’agit d’un manque de respect envers l’identité

culturelle de tous les autres noirs (la grande majorité), autant que la signification de

« monde » É.U.-centriste manque de respect au reste d’entre nous qui constituons

également la majorité des habitants humains de cette planète.10 .

6. De plus, lesTrans World Airways [en 1987] ne desservaient ni Irkoutsk, ni Luanda, ni Maputo, ni La

Havane. Il doit y avoir des milliers d’exemples de ce fétiche « Monde= É.U.A. ». La transmission par Sky

Channel des World Wrestling Championships amène une autre illustration mégalomane. Ces évènements

doivent à peu près impliquer environ deux mexicains et cinq canadiens mais personne d’autre.

Le « monde merveilleux » est évidemment celui de Disney : « the wonderful world of Walt Disney ».

Merci à Martin Rhéaume (traductrice) d’avoir fourni cette addition à la liste des « mondes » spécifiquement

états-uniens.

7. C’est-à-dire Detroit, dans le Michigan.

8. L’usage du verbe être ( is ) dans la publicité et les bandes annonces de vidéo-films semble remplacer la

fonction copule habituelle d’équivalence ou d’identité, e.g. « Stephen est un homme » ou « Stephen est

mon frère ». Lorsque souligné dans la publicité, le verbe « être » prends une autre signification de « prétendre

d’une façon si convaincante » (par quelle opinion?) « que l’on doit penser que ceci/cela/il/ elle est

», comme dans « Gene Wilder est Fletch » ou « Diana Ross est Billie Holiday » (le ciel nous protège!).

Parfois la copule magique n’est même pas soulignée, e.g. « We Are the World », « Coca Cola is it ». Ce

que cet it doit être et où it doit être sont des questions que je ne discuterai pas ici, sauf, en passant, aux

notes 20 et 34, qui peuventt être cousine de ces questions.

9. Les similarités entre l’événement « USA for Africa » ( We Are The World )et les fausses campagnes

d’images publicitaires à la O.N.U. telle « The United Colors of Benetton » sont frappantes. Greil Marcus

dresse de convaincants parallèles avec la publicité « chantons ensemble » de la multinationale Pepsi

Cola et dévoile beaucoup de l’idéologie insidieuse derrière cet événement dans son article « We are the

world? », Re Records Quarterly 1/4 (1986) : 36-39. London : Recommended Records. NDMR Voit-on

une prise de conscience de ce côté, avec le récent Live 8, ou est-ce une coïncidence ? Martin Rhéaume

(traductrice) demande : « Voit-on une prise de conscience de ce côté, avec le récent Live 8, ou est-ce

une coïncidence ? » . Je pense que oui.

10. Les lecteurs ont la liberté de réprouver cette objection comme un cas de sensibilité culturelle exagérée

si cela les rend plus confortables. Avant de faire ainsi, par ailleurs, ils sont invités à lire l’article de Greil

Marcus « We are the World? » (voir annotation 9).

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 6

En mettant à part tous ces fétiches « monde= É.U.A. » et en revêtant notre fierté d’être

résidents du 95% du reste du monde (en son vrai sens), il devrait être clair que le sens

de « noir » tel que décrit plus haut est presque identique à la définition du dictionnaire

d’ « afro-américain ».

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