vendredi 23 avril 2010

Les questions africaines - Lettre ouverte à propos des musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » par Philip Tagg 6/9


Koffi Olomide


Les questions africaines


Si, après toutes ces objections, on insiste sur l’utilisation des termes tels musique «

noire » et « afro-américaine » en parlant de la musique populaire aux É.U.A., portons

un regard sur la relation africaine, afin de voir si on peut être un peu plus rigoureux en

ne parlant pas seulement d’ « improvisation », de blue notes, d’ « appel et réponse »

et de « syncope » lorsque l`on en vient à déterminer ce qui est réellement « noir » ou «

africain » dans cette musique, à laquelle nous faisons référence à travers ces termes

de notre cru. Dans le but de mieux connaître les différences entre les traditions euro-

22. L’art de l’improvisation ne s’est jamais éteint parmi les organistes d’église en Allemagne, en France ou

en Angleterre. On devait jouer jusqu’à ce que la mariée ou le cercueil ou le prêtre daigne se montrer et

on devait terminer de façon appropriée ni avant ni après ce moment. Puisqu’il n’y a pas de composition

valable qui contient des cadences finales garanties à toutes les vingt secondes, on n’a pas, comme

organiste, d’autre alternative que d’improviser.

23. Peut importe si nous faisons référence à la composition ex tempore in toto ou à l’ornementation ou

l’altération ex tempore de cadres mélodique, rythmique ou harmonique, l’improvisation faisait partie de

la tradition musicale classique européenne, spécialement au temps de la grande émigration de nord

européens vers le Nouveau monde.

24. On peut distinguer entre deux catégories générales d’immigrants britanniques au Nouveau Monde pendant

le XVIIIe siècle : [1] les artisans bien qualifiés et les commerçants assez prospères qui vont peupler

la Nouvelle Angleterre, soit 30% du total ; [2] les hommes pauvres, souvent assujettis, en tant que «

criminels » ( normalement du braconnage pour ne pas crever de faim ), à un contrat féodal, pendant plusieurs

années, au service soit de « la couronne », soit d’un seigneur colon ; cette catégorie d’immigrants,

dont la bonne moitié des écossais après la suppression de la rébellion jacobite, équivaut à 70%

des immigrants britanniques en Amérique du nord pendant le XVIIIe siècle.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 13

péennes et africaines et ainsi établir de réelles preuves musicologiques pour la viabilité

de nos termes, il faudra retourner au XVIIe et au début du XVIIIe siècle et se demander

quelle sorte d’improvisation, quelles sortes de techniques d’appel et réponse, quelles

sortes de pratiques rythmiques et mélodiques, etc. étaient pratiquées aux Îles Britanniques

et dans les régions de la savane ouest africaine. Je suis certain que nous pourrions

trouver d’importantes différences si nous pouvions répondre à ces questions.

En prenant tout d’abord le cas de la relation africaine on doit cerner ce que les esclaves

ont emporté avec eux au Nouveau monde et comment cela a-t-il interagi avec ce que

contenait le bagage européen. Afin de savoir cela, il faut savoir quels peuples africains

ont été emmenés au Nouveau monde, en quel nombre, où ont-ils abouti et quels Européens

ont-ils eu à côtoyer. Ensuite, il faut savoir si la musique utilisée en Afrique aujourd’hui,

par ces peuples fournissant des esclaves au Nouveau monde au cours du

18e siècle, est la même qu’elle était ou si elle a subi quelque changement que ce soit.

Il faudrait ensuite connaître les conditions sociales des esclaves nouvellement arrivés,

les processus d’assimilation et d’acculturation qu’ils ont subi, dans diverses régions du

sud des États-Unis et, sur ces bases, isoler les éléments musicaux strictement africains

dans les genres plus acculturés des 18e et 19e siècles. Or, si cela constitue le travail

de recherche d’une vie pour une équipe d’au-delà de cent enthousiastes compétents

travaillant à temps plein, nous pourrions toujours opter pour une solution plus pragmatique,

débutant de l’hypothèse que la musique « afro-américaine »25 est l’ensemble des

dénominateurs communs musicaux trouvés sur les enregistrements étiquetés par le «

business » musical états-unien comme race, R&B, soul, blues, etc. Ceci nous amènerait

à définir « afro- américain » de la même façon que l’industrie détermine un groupe

cible (musique pour «états-uniens afro-américains »). Cela peut sembler pratique, mais

nous nous heurterons aux mêmex problèmes que ceux mentionnés plus tôt. Inclurionsnous

le jazz traditionnel, qui a eu un auditoire blanc prédominant depuis la guerre?

Qu’en est-il du « Motown » et de sa majorité d’auditeurs blancs depuis le milieu des années

soixante? Que dire du be-bop du « cool » et « modern jazz »? Est-ce que Lester

Young se qualifie et pas Stan Getz? Que faire avec Bix Beiderbecke, Django Reinhardt,

Gene Krupa et Benny Goodman? S’ils sont « blancs », pourquoi Duke Ellington est-il «

noir »? Où se trouve (encore une fois) Lionel Richie et (une fois pour toutes) Michael

Jackson? Est-ce seulement la voix de Bessie Johnson qui est « noire » et ses musiciens

tous « blancs »? Le ragtime est-il une musique vraiment « noire »?

De telles incongruités rendent le terme musique « noire » très problématique, autant

que celui de musique « blanche » et je pense qu’il est temps de fausser compagnie à

quiconque veut encore utiliser le terme. Par ailleurs, les difficultés d’une origine continentale

non établie pour les styles variés alimentant la tendance en musique populaire

états-unienne, émet également des doutes sur la validité du terme «musique afroaméricaine

». Ce doute s’explique par le fait que si personne ne sait exactement quelle

musique les africains ont emmenée avec eux aux États-Unis — une priorité primordiale

de recherche —, il est impossible de dire ce qui est spécifiquement « afro » dans la musique

« afro-américaine ». De plus, le terme esquive une importante question de définition

: qu’est-ce qu’il y avait de déjà « américain » auquel on pouvait ajouter le préfixe

« afro » lorsque nos aïeux commençaient à déporter en masse les esclaves dans les

colonies. N’y avait-il vraiment rien d’ « africain » dans la musique avant qu’elle ne devi-

25. Je devrai bientôt abandonner « musique noire » comme terme viable sur les bases des arguments présentés

à date et immédiatement après ce point.

P Tagg: Lettre ouverte à propos des musiques « noire » et « blanche » 14

enne « américaine » ? Ou, inversement, les traditions musicales britanniques et

françaises, sont-elles aussi répandues et acculturées en 1720, en Amérique du Nord,

qu’elles auraient pu alors se qualifier d’ « américaines » plutôt qu’anglaises ou françaises

? Cette question exige évidemment une réponse négative : comme veut-on qu’un

telle acculturation ait pu avoir lieu aussi rapidement dans des colonies envoyées au loin

sur un immense continent sans journaux, sans réseau routier, sans chemins de fer,

sans téléphone, sans radio et sans télévision ? En fait, « afro-américain » implique que

les gens d’origine raciale africaine n’aient joué aucun rôle dans la création de la partie

« américaine » de la musique « afro-américaine », tout comme « euro- américaine »

impliquerait que les styles de musique européens se soient greffés à un ensemble fixe

prédéterminé de musiques « américaines », lesquelles n’ont une origine ni indigène ni,

comme nous venons de le voir, africaine. Les questions clé sont donc : à quel moment

de l’histoire et dans quelle région des É.U.A. la musique « américaine » est-elle censée

avoir été établie ? Et cette musique « américaine » (états-unienne), comment se distingue-

t-elle des musiques des autres (sous-) continents afin d’être qualifiable des préfixes

« afro- » et « euro- » ? En d’autres mots, quelles caractéristiques l’ensemble des

musiques appelées « américaines » possède-t-il, pour que les termes musiques « euro-

» et « afro-américaines » aient quelque substance ?

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